Zuckerberg à la barre: chronique d’un procès pour mémoire courte
- Fabrice Epelboin
- il y a 2 jours
- 6 min de lecture

Le grand procès antitrust qui vise Meta a commencé sous les projecteurs des médias, avec l’intensité dramatique d'une série Netflix: Mark Zuckerberg, mis à mal par des e-mails qui laissent peu de place au doute quant à ses pratiques anticoncurrentielles, reste combatif, et tient le rôle titre de l’homme à abattre — un oligarque de la brotech, accusé de dévorer la concurrence et de ruiner les fondements de la démocratie.
Dans les gradins, les médias mainstream salivent à longueur d’articles à l’idée d’un pugilat judiciaire. Mark le traître, lui qui a déversé des millions pour financer les petits fours le jour de l’intronisation de Trump, doit payer, ou mieux, se faire briser, se faire démanteler.
Non pas pour ce qu’il est, ni même pour ce qu’il pourrait devenir demain, mais pour ce qu’il a cessé d’être à leurs yeux: un allié du combat pour la vérité vraie et un auxiliaire des pourfendeurs de «fausses opinions» — un concept déposé récemment par la ministre française du numérique à l’occasion d’un lapsus télévisé mémorable évoquant la modération quelque peu politique des réseaux sociaux souhaitée par l’État français.
Mais à en croire les éditoriaux enfiévrés, Zuckerberg a trahi. Une trahison de girouette, une conversion opportuniste au trumpisme, opérée quelque part entre l’annonce des résultats électoraux et le jour de l’investiture.
Il est vrai que cette docilité apparente de Mark Zuckerberg ces dernières années, sans doute alliée à une vaste et discrète campagne de relations publiques, avait réussi à maquiller la contrainte en consentement. Personne n’a rien vu et on ne va pas se mentir, s’il en est un qui portait une jupe trop courte et qui l’a vraiment cherché, c’est bien Mark Zuckerberg. Souvenez-vous de Cambridge Analytica.
Hélas, le réel, comme souvent, est de moins en moins congruent avec les narratifs officiels.
Trop de storytelling tue le storytelling

Ce procès, que beaucoup aimeraient inscrire au fronton de la bataille que font mine de mener les progressistes contre les Big Tech, a été initié… sous l’administration Biden. Ce que beaucoup oublient. Et maintenant que l’on connaît les coulisses des rapports entre l’administration Biden et Meta, que Zuckerberg a confessé depuis, on est en droit de se demander si c’était dans un souci de justice ou comme levier de négociation.
(Re)lire notre article: L’information mondiale entre dans une nouvelle ère
À l’époque, alors que les plaignants se chauffaient dans les couloirs de la FTC, la Maison Blanche, elle, cherchait tout autre chose: plus de censure et plus de contrôle sur le plus formidable outil de soft power imaginé aux Etats-Unis depuis Hollywood. Zuckerberg lui-même l’a raconté, avec une franchise d’apparence candide, après l’élection de Trump. Dans un podcast avec Joe Rogan, il est longuement revenu sur ces années où la pression montait, et où les équipes de la Maison Blanche se montraient de plus en plus agressives avec Meta, accumulant des demandes plus que limites en matière de modération. Au pays du free speech, Mark a, à contrecœur à l’en croire, participé au viol en réunion du premier amendement.
Craignant de se faire écarteler comme la Bell Corp cinquante ans plus tôt, Zuckerberg s’est laissé entraîner. Il a généreusement financé la presse mainstream, au nom de la solidarité entre milliardaires sans doute, ouvert la modération de Meta à des fact checkeurs venus des quatre coins du monde pour peu qu’ils soient alignés sur l’idéologie prônée par la Maison Blanche, et lourdement contribué à en faire les arbitres des élégances et des contenus sur les réseaux sociaux, et les grands inquisiteurs des conspirationnistes.
Longtemps, partout où la vie des idées s’est réfugiée sur les réseaux sociaux, la lutte contre les platistes et les ingérences russes a jeté un voile pudique sur les ingérences américaines, la censure à tout-va d’opposants politiques et la chasse au populisme. Rien de bien surprenant pour qui n’est pas passé à côté des Twitterfiles, qui révélait la même chose du côté de Twitter deux ans plus tôt. Ou pour quiconque a prêté attention aux multiples auditions parlementaires et au rapport du Sénat américain qui a suivi le scandale des Twitterfiles, et qui était on ne peut plus explicite sur ces pratiques.
Mais voilà, Zuckerberg ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvu quand le Trumpisme revenu. Du moins c’est la thèse officielle qui fait de la cigale un traître en puissance, faisant mine de découvrir que le boss de Facebook s’était mué de façon opportuniste en bro mascu. Quel monde médiatique étrange et parfaitement dépourvu de la moindre capacité à la remise en question, dans lequel il est invraisemblable de s’être trompé ou pire, d’avoir menti, quitte à tordre le bras au réel pour le faire entrer de force dans un récit loufoque, mais cohérent, avec un passif construit sur du sable.
Le monde découvre, depuis à peine plus d’un mois, un Zuckerberg qui, depuis les auditions parlementaires qui ont fait suite à l’affaire Cambridge Analytica, a pris 20 kilos de masse musculaire et gagné plusieurs compétitions régionales de Ju Jitsu. Difficile d’imaginer que cette métamorphose se soit produite en quelques semaines (je peux me tromper, dans quel cas merci de me faire parvenir la recette). Il suffisait d’observer son compte instagram pour voir venir celui qui s’apprête à être un pilier de la bro-tech, le tout nouveau rebranding mascu imaginé par les médias pour désigner les seigneurs de la Silicon Valley, enterrant au passage des figures iconiques telles que Sheryl Sandberg.
Back to life, back to reality 🎵🎶

Toute cette série digne de Netflix relatant le combat du bien contre le mal n’était donc qu’une mise en scène de part et d’autre. La season’s finale s’étant achevée sur la victoire de Trump, il est grand temps de remettre les pendules à l’heure pour peu qu’on veuille suivre la nouvelle saison qui débute à peine, et comprendre quoi que ce soit au sort qui nous est réservé en tant que personnage secondaire, nous autres Européens. Faute de quoi, on devra se contenter de commentaires psychologisants n’ayant comme seule explication rationnelle aux mouvements observés que la folie ou la bêtise du camp d’en face, toute autre explication étant par nature exclue.
La triste réalité est que tout ce qui s’est construit en termes de régulation des contenus en Europe a été fait, non pas en coopération avec la puissance américaine, mais avec les Démocrates et un soft power américain qui lui était acquis. Celui-là même qui a, du reste, été sauvagement démantelé avec la mise à mort de l’USAID. Le DSA censé réguler la liberté d’expression sur les plateformes en Europe, imaginé pour faire plier les réseaux sociaux face à la puissante Union européenne, a en réalité mis en place un mécanisme opaque de censure et s’est déchargé des modalités auprès de chaque nation au sein de l’UE. Laissant le soin à chacune d’entre elles de désigner, par l’intermédiaire de «signaleurs de confiance» qu’elle nomme à sa guise, les contenus indésirables sur son sol national.
La Justice relative à la liberté d’expression ayant été privatisée (une tradition entamée en France avec la loi Hadopi, il y a plus de quinze ans), c’est aux plateformes de décider si un contenu désigné par une autorité de régulation européenne locale doit être éliminé ou pas. Le rapport de force imaginé entre les plateformes et l’UE se retrouve n’être en réalité qu’un bras de fer entre des nations isolées — aux agendas différenciés en matière de censure — et la puissance américaine. Là-dessus, JD Vance, le vice-président américain, a été on ne peut plus explicite. C’est donc isolément que Viktor Orban, Giorgia Meloni ou Pedro Sánchez négocieront avec les USA, chacun de son côté, la censure qu’ils souhaitent voir appliquer sur leur territoire national.
Faute de prospective et d'anticipation, et dans une tradition législative qui consiste à ne jamais faire d’étude d’impact à l’occasion des lois touchant au numérique, on a fait de la régulation de la liberté d’expression en Europe un enjeu géopolitique. Ce scénario de l’arroseur arrosé s’est construit sur la base d’ingérences américaines (et Britanniques) dans l’espace européen, que les Démocrates ont transformé en laboratoire d’une réforme du premier amendement qu’ils appelaient de leurs vœux dans les pages Opinion du Washington Post et du New York Times. Mais — plot twist — c’est plutôt l’inverse qui s’annonce, avec une puissance coloniale américaine qui compte bien nous imposer sa vision de la démocratie, à commencer par le free speech.
À peine plus de deux mois après la prise de fonction de Donald Trump, une large partie de l’appareil de soft power américain a été démantelé, jetant le bébé avec l’eau du bain de l’USAID au passage, les fact checkeurs se sont retrouvés au chômage et, la semaine dernière, Facebook fermait son principal centre de modération situé à Barcelone, celui en charge des contenus français. Même Thierry Breton commence à sentir qu’il y a comme un problème...
Et vous, vous le voyez venir?
Ce que j'apprécie dans les articles de M. Epelboin, c'est la méthode, à savoir poser des faits, montrer les conséquences et laisser le lecteur se faire un avis. Je vous remercie de ne pas nous prendre pour des imbéciles; ça fait du bien.
Meilleures salutations !