En 2016, la fondation du célèbre festival d’Avenches lançait Rock Oz’Brasil, censé venir en aide à un orphelinat du nord-est du pays. Du merchandising a été mis sur pieds, quelques dons ont été récoltés et le projet a été médiatisé, avant d’être brutalement interrompu dans la plus grande discrétion. Voici pourquoi.

«Rock Oz’Brasil, la face cachée de Rock Oz’Arènes». C’est avec ce titre que 24 heures annonçait le lancement d’un «projet d’aide aux enfants défavorisés» lancé par Rock Oz’Arènes, en 2016.
Dans cet article, on apprenait que l’ancienne directrice du Festival avenchois, Charlotte Carrel, avait visité cet orphelinat situé dans une banlieue pauvre de Salvador de Bahia, pour lequel travaille Luisa D, «épouse de l’un des membres fondateurs de Rock Oz’Arènes». Dès son retour en Suisse, Charlotte Carrel «décide de créer Rock Oz’Brasil, en association avec Luisa D.» écrit le quotidien, avant de préciser: «Charlotte Carrel compte sur la générosité des festivaliers, invités à offrir le montant de leur choix au moment de l’achat de leur billet. Mais la directrice mise aussi sur le bénévolat, puisqu’elle propose à tous les jeunes Suisses motivés de se rendre à Salvador de Bahia pour bâtir de leurs propres mains le nouvel orphelinat.»

«Bien sûr, nous reverserons les fonds récoltés par le festival à l’orphelinat», ajoute alors l’ex-directrice, qui ne peut cependant pas en préciser le montant.
Sur la page dédiée à l’association – désormais remplacée par une page d'erreur – l’équipe de Rock Oz’Brasil nommait l’époux de Luisa D., que nous appellerons Patrick*, vice-président et directeur technique de l’ONG dans son organigramme. Il y était également question de dons et de voyage sur place:


La face cachée de Rock Oz’Brasil
«Lorsque j’ai lu l’article de 24 heures, mon sang n’a fait qu’un tour», explique Stéphane* autour d’un café non loin de la gare d’Yverdon. Car dans ce texte, on apprend que le co-directeur de cet orphelinat brésilien est un expatrié suisse qui aurait abusé de lui dans son enfance.
Les faits narrés par Stéphane remontent à l’été 1984. A ce moment-là, le jeune garçon alors âgé de 12 ans se promène à bicyclette dans son quartier. Il raconte: «Une voiture s’arrête à mes côtés, c’est Patrick au volant. Il me propose de monter avec lui et de conduire sa voiture. J’ignorais que j’allais être victime d’agressions sexuelles sur un petit chemin entre Domdidier et St-Aubin, assis au volant de sa voiture. Je suis resté stupéfait, choqué et j’ai sombré dans le silence. Je suis devenu victime.» Selon Stéphane, d’autres enfants auraient été la cible des mêmes agissements de la part de Patrick, alors responsable du mouvement scout de la région.
S’en suivent des années de silence et de mal-être intérieur pour Stéphane, qui suit une thérapie et fait de l’hypnose pour se débarrasser du «mal très profond» qui l’habite.
«On fait entrer le loup dans la bergerie»
Lorsque Stéphane découvre le nom de son agresseur présumé à la tête d’un orphelinat brésilien dans la presse, c’est la panique. «Je ne vais pas bien à la suite de la lecture de cette information, explique Stéphane, je ressens du dégoût.» Il s’adresse alors à l’auteure du papier, mais également au centre d’aide aux victimes d’infractions (LAVI) de Fribourg.
«Ne croyez-vous pas qu’à notre époque, il y a des questions essentielles à poser concernant les vérifications d’usage avant de confier des tâches avec des enfants défavorisés, violentés et abandonnés à un homme qui a lui-même un passé d’abuseur? Avant de lui confier des jeunes enfants ou adolescents Suisses?», interroge Stéphane, qui se sent la force de sortir du silence, «pour ne pas que ça ne serve à rien». Pour lui, ce projet propose purement et simplement de «faire entrer le loup dans la bergerie».
Cette affaire est de l’ordre du non-résolu aux yeux de Stéphane, tant que son statut de victime n’aura pas été reconnu officiellement. Seulement voilà: les faits sont prescrits. C’est ce que n’a pas manqué de lui rappeler la procureure Yvonne Gendre, désormais à la retraite, lorsqu’il a tenté de réclamer justice, en 2013.
Affaire en suspens
A ce moment-là, Stéphane avait entamé des démarches pour obtenir réparation, dans l’espoir d’envisager une reconstruction psychologique. Une procédure pénale a été ouverte, puis suspendue en septembre 2013, en raison de l’impossibilité du ministère public d’obtenir l’adresse exacte de Patrick pour pouvoir l’entendre. Celui-ci ayant quitté la Suisse pour le Brésil en 2008.
Condamnation et zones d’ombre
Dans le canton de Vaud, L’Impertinent a pu consulter le dossier pénal de Patrick. Il a bien été condamné, en 2004, pour des faits d’actes d’ordre sexuel avec des enfants (1998), tentatives d’actes (entre 1995 et 1998) et faux dans les titres (1996). Il a écopé d’une peine de 10 mois de prison avec sursis de 5 ans, à condition d’un traitement psychothérapeutique ambulatoire de type cognitivo-comportemental.
Dans le canton de Fribourg, le Ministère public s’est opposé à notre consultation du dossier, après une tentative de médiation infructueuse. La raison? Patrick – dont le Ministère public semble alors avoir retrouvé la trace – a posé son véto. Pour faire recours de cette décision, le Tribunal cantonal nous demandait d’avancer 2000 francs de frais. Une somme importante qui n’assurait pas une issue favorable. Nous avons donc dû renoncer.
Quant à savoir si la procédure entamée par Stéphane en 2013 pourrait reprendre maintenant que le contact a été rétabli avec Patrick, le greffier-chef du Ministère public, Raphaël Brenta, nous a répondu: «Les faits dénoncés, qui seraient survenus dans les années 1984-1985, étaient déjà prescrits en septembre 2013. La prescription est d’au maximum 15 ans depuis la survenance des derniers faits ou jusqu’au jour où la victime atteint ses 25 ans. Pour ce motif, une réouverture de la procédure en vue de mettre en œuvre une entraide judiciaire avec le Brésil n’est procéduralement pas possible.»
Imprescriptibilité des crimes pédophiles
En 2008, une initiative de l'association Marche Blanche visant à abolir la prescription pour les actes sexuels et pornographiques commis sur des enfants de moins de douze ans en Suisse est votée par le peuple à 52%. Elle entre en vigueur en 2013.
Dès le 1er janvier 2024, une révision du droit pénal en matière sexuelle adjuge que: «S’il a été prononcé contre l’auteur une peine ou une mesure prévue aux art. 59 à 61, 63 ou 64 pour un des actes suivants, le juge lui interdit à vie l’exercice de toute activité professionnelle et de toute activité non professionnelle organisée impliquant des contacts réguliers avec des mineurs: atteinte et contrainte sexuelles (art. 189), viol (art. 190), actes d’ordre sexuel commis sur une personne incapable de discernement ou de résistance (art. 191), abus de la détresse ou de la dépendance (art. 193), tromperie concernant le caractère sexuel d’un acte (art. 193a), exhibitionnisme (art. 194), encouragement à la prostitution (art. 195), transmission indue d’un contenu non public à caractère sexuel (art. 197a) ou désagréments d’ordre sexuel (art. 198), si la victime était mineure».
(Re)lire notre article: Pédocriminalité: un combat perdu d’avance?
Dans le dossier pénal vaudois de Patrick, il est noté à sa décharge qu’il n’avait «pas récidivé depuis 1998». Cela en fait-il pour autant le candidat idéal pour s’occuper d’un orphelinat?
Régis Brunod est un pédiatre et pédopsychiatre qui a travaillé comme expert auprès des tribunaux dans des affaires d’agressions sexuelles d’enfants. De 1992 à 2020, il a été amené à faire des expertises d’agresseurs au moment de leur demande de remise de peine. Interrogé sur cette affaire, cet ancien chef de clinique à la Faculté de médecine de Paris relève une constante chez les abuseurs d’enfants: celle d’affirmer vouloir faire du bien aux enfants.
«Une des pistes utilisées par les agresseurs sexuels est de s’intéresser à des enfants fragiles»
Pour Régis Brunod, laisser Patrick à la tête de cet orphelinat reviendrait à «prendre un risque énorme». Le médecin note également avoir connu des cas d’agression sur mineurs dans le canton de Vaud lors desquels l’accusé n’a pas passé vingt-quatre heures en garde à vue. «Il y a une sous-estimation du traumatisme que cela représente pour l’enfant», explique-t-il. Pour le cas qui nous intéresse, «une des pistes utilisées par les agresseurs sexuels est de s’intéresser à des enfants fragiles pour une raison ou pour une autre», déclare-t-il encore.
Un agresseur sera-t-il toujours amené à récidiver? Pas forcément, selon Régis Brunod, qui cite des hommes – dans la plupart des cas – qui cherchent réellement à changer. Notamment par le biais de traitements hormonaux. «C’est loin d’être la majorité», note cet ancien Privat Docent de l’Université de Lausanne.
Confrontation
En 2022, ulcéré de ne pas voir d’avancée dans ce dossier, ce qui empêche toute possibilité de reconstruction selon lui, Stéphane alerte le Comité international pour la dignité de l’enfant (CIDE), piloté par l’infatigable Georges Glatz. A la lecture des éléments de l’affaire, l’avocat du comité, Me Pierre Charpié, confie son étonnement à L’Impertinent: «J’aurais aimé plus de transparence. Ils se sont blindés en changeant le président, soutenus par le Ministère public. Cela m’a extrêmement surpris. L’instruction pénale a été biaisée d’une façon ou d’une autre.»
Le CIDE contacte alors Rock Oz’Arènes, afin de faire la lumière sur cette affaire et de connaître le montant des dons versés à l’orphelinat brésilien. La Fondation Rock Oz’Arènes affirme avoir été «informée à temps par la police des mœurs d’une ancienne affaire délicate liant un des membres de cette association sur place au Brésil, écrit-elle à l’association. Tous les membres du Conseil de fondation du Rock Oz’Arènes, actifs durant cette période, ont pris la décision immédiate et irrévocable de rompre toute collaboration en faveur d’un quelconque projet au Brésil pour des questions évidentes d’éthiques et statutaires». La Fondation ajoute qu’aucun soutien financier n’a été versé de sa part en faveur de l’orphelinat brésilien.
Une séance est tout de même organisée entre les membres du CIDE et ceux de Rock Oz’Arènes en novembre 2022, en présence notamment de Charlotte Carrel, qui a relégué la direction du Festival au conseil de Fondation deux ans plus tôt.
(Re)lire notre interview de Georges Glatz: «L'existence de réseaux pédophiles est une évidence»
Lors de cette séance, Charlotte Carrel a expliqué que Patrick a été membre de l’association Rock Oz’Arènes, intitulée à ses débuts «Rire & Rock» pendant une année en 1992. Il n’aurait jamais fait partie de la Fondation créée à partir de 1997.
En 2008, le quotidien La Liberté publie une interview dans laquelle Charlotte Carrel raconte ses débuts: «Ça s’est fait un peu tout seul. En 1992, comme j’attendais mon fils ainé, j’ai surtout travaillé dans l’ombre pour Patrick, qui organisait la première édition.»
Contactée par L’Impertinent, Charlotte Carrel n’a pas souhaité s’exprimer sur ce sujet.
«Soutien des autorités» fribourgeoises
Le 8 juin 2016, la procureure Yvonne Gendre a adressé un courrier à Charlotte Carrel, à propos de cette affaire. Si on en croit le numéro de référence de ce courrier, il aurait été envoyé «hors procédure», selon un avocat que nous avons consulté.
Dans ce courrier, la procureure écrit notamment: «Je n’ai aucun doute que les mesures que vous avez prises vont permettre à la fondation Rock’Oz Brasil de travailler en toute quiétude et sécurité. Je ne peux que vous féliciter du sérieux et de la célérité avec lesquels vous avez géré cette situation sensible concernant (Patrick)». Elle fait également référence au «soutien des Autorités» en faveur de cet orphelinat au Brésil:

A l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne sommes pas parvenus à contacter Yvonne Gendre afin de l’interroger sur la nature du soutien évoqué.
Quel avenir pour Rock Oz’Arènes?
Indépendamment de cette affaire, le festival Rock Oz’Arènes est dans une passe difficile. Il a cessé toute activité après l’édition de 2022, pour cause de rénovation des Arènes d’Avenches. Les derniers titres de presse annonçaient un retour en 2029. Mais entre deux, la Fondation a perdu le soutien de la Municipalité à cause de ce que le syndic qualifie de perte de confiance autour de problèmes de communication. Nous avons contacté Rock Oz'Arènes pour obtenir plus d'informations ainsi qu'une réaction à ce qui précède, sans succès.
Si j'ai bien suivi cette histoire compliquée, "Patrick" s'est établi au Brésil en 2008, après sa condamnation en Suisse en 2004 pour, entre autres, des actes d'ordre sexuels sur des mineurs... et se retrouve ensuite "directeur technique" (qu'est-ce que ce titre peut bien recouvrir ?) et vice-président d'une ONG suisse constituée pour la construction d'un orphelinat au Brésil... Sa démission de l'ONG semble avoir éteint toute curiosité de la Suisse à son égard... si ce n'est un "soutien en faveur de l'orphelinat"... moralité à toute épreuve!
Quelle tristesse!