Virginie Masserey a changé de nom, mais pas de position sur les mesures Covid, même si elle reconnaît un retard de prise en compte de leur impact sur la santé mentale. A la tête de la section de contrôle des infections pour l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) lors de la crise sanitaire, celle qui s'appelle désormais Virginie Spicher revient sur l'expérience «passionnante» qu'elle a vécue. Pour le premier volet de ce dossier bilan, L'Impertinent s'aventure dans les coulisses de la stratégie Covid suisse.
Amèle Debey, pour L’Impertinent: Comment avez-vous vécu cette période Covid?
Dr Virginie Spicher: Intensément, comme tout le monde. C’était une période très fatigante, car nous étions pris dans les réflexions définissant des mesures pour lutter contre cette pandémie. Pour les lever ou les ajouter. Donc c'était à la fois très intense, très fatigant, mais en même temps passionnant, car il est rare d’être confronté à des situations comme celle-ci dans une vie professionnelle.
J’ai une formation de médecin pédiatre et d’infectiologue pédiatre. J’ai passé une douzaine d'années dans les hôpitaux universitaires, dans la pédiatrie infectiologique, où je me suis un peu plus particulièrement intéressée à la recherche dans le domaine des vaccinations. Quand j'ai commencé à l’OFSP, en 2002, dans le domaine des recommandations de vaccination et de l'épidémiologie des maladies évitables par la vaccination, il y a très vite eu une première crise. Le premier coronavirus est apparu en 2003. On l’appelait déjà SRAS, pour Syndrome Respiratoire Aigu Sévère.
«La démocratie ne s'applique pas dans ces conditions-là»
Et là déjà, nous étions dans un mode de préparation à la pandémie, que l’on craignait. A cette occasion-là, j'avais été détachée de l’OFSP à l’OMS, comme soutien offert par la Confédération suisse, pour contribuer à gérer cette épidémie et comprendre ce qu’il se passait. J'avais donc déjà été confrontée à un SRAS auparavant. A cette époque, il n’y avait pas de vaccin, c’était la première fois que l’on découvrait un coronavirus qui créait un syndrome respiratoire sévère. On a réussi à contrôler cette épidémie de SRAS 1. Elle a sévi à Hong Kong et à Toronto, mais elle n’a pas envahi le monde entier.
La différence avec le second coronavirus, c'est que le premier n’était contagieux qu'à partir du moment où on commençait à avoir des symptômes. Il était plus facile de mettre les gens en isolement dès l’apparition des symptômes et c’est comme ça qu’on a pu stopper la propagation de ce virus. Ensuite, il y a eu plusieurs autres menaces de pandémie: influenza H1N1 et H5N1, coronavirus MERS. A chaque fois, j’ai été impliquée à l’OFSP et à chaque fois la menace ne s’est pas réalisée ou n’a pas été aussi grave qu’anticipé. C’est pourquoi, en 2020, lorsque l’on nous a parlé d'un nouveau virus possiblement pandémique, nous étions un peu partagés. Au début, il était difficile d’y croire, on se demandait si la menace était sérieuse. Mais cette fois-là, cela a vraiment été grave. On a vraiment vécu la crise.
Qu’est-ce qu'on se dit à ce moment-là?
Qu’il faut prendre nos responsabilités pour la population. Les premiers événements que l’on a dû interdire, c’étaient les carnavals et le Salon de l’automobile de Genève. Il fallait prendre des mesures qui pouvaient faire mal économiquement. Je me suis demandé comment allait réagir le conseiller fédéral en charge de l’économie face aux mesures de celui en charge de la santé.
Parmi les critiques formulées à l’époque, il y avait celle de dire que le confinement n’a jamais fait partie des plans pandémie élaborés au fil des ans. Est-ce que cela vous parle, puisque vous avez été au cœur de l’action pendant plus de vingt ans?
Il y en a eu plusieurs, sous différentes formes. La dernière version a été conçue après l’expérience H1N1. On avait alors l’impression qu’il fallait aborder une pandémie sous différentes phases. Une phase lors de laquelle le virus se transmet difficilement de personne à personne, puis tout à coup plus facilement. On pensait qu'il fonctionnait par phases, puis on s'est rendu compte que le virus ne respectait pas exactement l’évolution que l’on imaginait. Il fallait plutôt avoir un plan flexible et modulaire, c'est-à-dire différents types de mesures que l'on pourrait appliquer au cas par cas. Telles que des autorisations de manifestation, mais avec des restrictions. On avait aussi forcément les quarantaines et l'isolement, mais on pensait que cela ne concernerait que des zones ou périodes limitées.
Le confinement faisait donc partie des hypothèses mises sur la table lors des précédentes menaces d’apparition d’un virus?
Oui, cela faisait partie des hypothèses. Si vous relisez la base légale, à savoir la loi sur les épidémies, vous voyez que des mesures concernant les personnes étaient déjà prévues, comme l’isolement et la quarantaine; ainsi que des mesures concernant des groupes de personnes ou l’ensemble de la population, qui consistaient à limiter la mobilité dans certaines régions. Nous n’avions pas prévu de confinement, comme en France, mais j’imagine que cela aurait pu être dans le domaine du possible.
Chaque situation épidémique est différente, on doit adapter les mesures à la manière dont les choses se présentent. De fait, concernant le coronavirus de 2003, nous devions connaître en premier lieu sa période de contagiosité, pour savoir pendant combien de temps nous devions prendre des mesures concernant la personne infectée et son entourage. Cela est différent d’un virus à l’autre. La première chose à clarifier avec le Covid était donc de savoir s’il était contagieux avant le début des symptômes et, si oui, combien de temps. Les mesures s'adaptent forcément aux caractéristiques du virus et de sa transmission.
La résistance à ces mesures s’est faite progressivement, mais est allée crescendo. Dans quel état d’esprit étiez-vous vis-à-vis de cela?
Que la démocratie ne s'applique pas dans ces conditions-là. On ne peut pas voter pour savoir si la majorité de la population est d'accord. On est obligé de prendre nos responsabilités par rapport à la protection de la population et en particulier, en l'occurrence, il s'agissait de protéger les personnes vulnérables. Puisqu'on a quand même assez vite vu qu’il y avait des groupes de population pour lesquels l'évolution pourrait être très grave, très sévère, voire mortelle, et d'autres groupes de population pour lesquels c'était moins grave.
La frontière n'était pas toute noire ou blanche: on savait que les personnes âgées et polymorbides avaient plus de risques de se retrouver aux soins intensifs. Mais on y voyait aussi mourir des jeunes d'une trentaine d'années en pleine forme. On devait prendre nos responsabilités pour protéger ces gens. D’une part, on pensait que seule une minorité de personnes était opposée aux mesures et d’autre part, on pensait avoir une responsabilité par rapport à la population, en connaissant les risques et les limites de ce qu'on pouvait offrir en termes de soins et de prise en charge.
D’ailleurs, la loi sur les épidémies est conçue comme ça: les mesures contraignantes qui limitent la liberté des personnes doivent être prises uniquement dans le cas d’un danger considérable et si ce danger ne peut pas être évité autrement. C’est ce qu’on a toujours eu en tête. Tout en se demandant si on pouvait en appeler uniquement à l'autoresponsabilité des personnes en faisant des recommandations, ou si nous devions limiter leurs libertés parce que le danger était important et qu'il n'y avait pas d’autres moyens moins contraignants d’atteindre l’objectif de protection.
Enfin je vous rappelle qu’on a quand même voté sur la loi Covid et qu’elle a été adoptée en votation populaire.
Pourquoi empêchait-on les gens de se rendre chez leur médecin traitant, leur disant qu’il fallait se rendre à l’hôpital en cas d’aggravation des symptômes? Puisqu’on sait que les hôpitaux fonctionnent en flux tendu, n’étions-nous pas assurés de précipiter leur débordement avec cette stratégie?
Je ne sais pas à quelle période vous faites référence, parce qu'effectivement, nos mesures et nos recommandations ont évolué en permanence en fonction des connaissances et de la situation. Au tout début, notre but était de détecter le premier cas en Suisse, donc les personnes qui avaient des symptômes devaient consulter là où on pouvait faire le diagnostic et il n’existait qu’en hôpital universitaire.
Il fallait faire ce diagnostic dans un endroit où on pouvait mettre la personne en isolement et la garder en observation. C’est pour ça qu'au début, on disait aux gens d'aller à l'hôpital. Très vite, quand on a pu identifier les premiers cas et qu'on savait qu'il y en avait un peu partout en Suisse, les recommandations ont changé, sauf erreur. A ce moment-là, il s’agissait plutôt de rester chez soi si on avait des symptômes, et puis de consulter un médecin d’abord par téléphone. Il fallait éviter le risque de transmettre le virus en se rendant dans une salle d’attente d’un cabinet médical, pas équipé pour séparer les personnes possiblement contagieuses.
Vous représentiez le volet scientifique de cette gestion, notamment aux côtés de la Swiss National COVID-19 Science Task Force. Quel était votre rapport avec cette Task Force et qu’avez-vous pensé de sa prestation?
Du bien. Il s’agissait de scientifiques qui pouvaient nous faire des analyses de données et de la littérature, ainsi que des analyses statistiques complexes et des modélisations. Toutes sortes de choses très techniques et très scientifiques qui requièrent une expertise. Tous les experts de l’OFSP étaient occupés par la gestion de la crise, c'est-à-dire à élaborer des recommandations, des stratégies, etc. Ils n’avaient pas le temps de faire toutes ces recherches scientifiques. Donc la Task Force était très précieuse.
C'est clair qu'il fallait bien délimiter les rôles, les responsabilités et le champ dans lesquels cette Task Force pouvait s'impliquer. Avant qu’elle ne se crée, les experts étaient dispersés chacun sur leur lieu de travail et les journalistes allaient les interroger, les uns après les autres, et ils disaient chaque fois quelque chose de différent. Il était très intéressant pour nous qu’ils se mettent ensemble pour se parler et se mettre d'accord entre eux sur leurs positions plutôt que d'exprimer des positions divergentes, parce qu’il n’est jamais bon pour la population d'être exposée à des avis d'experts divergents.
«Ces scientifiques étaient déconnectés des conditions de la santé publique»
Mais ensuite, ce que j'ai remarqué en étant moi-même une scientifique à la base, puis en travaillant des années dans l'administration publique et dans la santé publique, c’est que ces scientifiques étaient déconnectés des conditions de la santé publique et de l'administration publique. Souvent, ce qui est juste scientifiquement dans des études de laboratoire ou dans des études bien contrôlées, randomisées, etc. ne peut pas se transposer tel quel dans la réalité, dans la population, dans la vraie vie. Il y a toujours une différence entre les deux. Des fois, ils poussaient beaucoup à ce qu'on mette en œuvre des choses qui, pour eux, étaient démontrées scientifiquement d'après les données et les modélisations, mais ils ne parvenaient pas toujours à se rendre compte que dans ces modèles, on ne pouvait pas tout mettre et que, dans la réalité, on ne pouvait pas directement en déduire des mesures qui allaient avoir la même efficacité que ce qu'on pouvait supposer sur ces bases.
Ils avaient de la peine à se rendre compte que, quand il s'agit de prendre une décision politique, il y a d'autres facteurs qui entrent en ligne de compte.
La politique n'a-t-elle pas demandé à la science d'avoir des certitudes que, par définition, la science ne peut pas avoir?
Ce n’est pas comme ça que je l'ai vécu. Le politique voulait savoir ce que la science pouvait proposer, pour fonder autant que possible les décisions sur des connaissances scientifiques.
Mais certains experts de la Task Force n’ont-ils pas manqué un peu d’humilité? Car il était déroutant de voir autant de vérités assénées…