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Médecins pénalisés pour ne pas avoir prescrit assez de médicaments

Dernière mise à jour : 26 juin

Ruinés par des pratiques d’économicité qui se basent sur de nouveaux facteurs aussi contestables que contre-intuitifs, des médecins montent au créneau pour expliquer comment les assureurs privés «ont pris le pouvoir absolu sur la santé» en Suisse.

Indice de régression
© Canva
 

Cet article est en libre accès grâce au soutien financier, après publication, par la Fondation pour l’équité dans le système de santé, pour une bonne recherche journalistique. Le texte est disponible en téléchargement à la fin de l'article.

 

La dernière fois que je me suis rendue chez le généraliste pour un mal de gorge, je suis ressortie au bout de 15 minutes avec une ordonnance de sept médicaments différents, dont deux antibiotiques.

 

Un cas de figure loin d’être isolé, qui trouve notamment son explication dans le fonctionnement du système de santé suisse, largement en mains des assureurs privés et surtout basé sur une «inversion systématique de l'efficacité médicale». En effet, comme le relatent les nombreux témoignages que nous avons rassemblés, les médecins sont désormais pistés et comparés, puis punis s’ils passent trop de temps avec leurs patients, s’ils ne les envoient pas assez à l’hôpital, ou s’ils ne leur prescrivent pas assez de médicaments.

 

Voici pourquoi.

 

Un peu de contexte

 

Depuis 1996, l’article 56 de la LAMal prévoit l’évaluation de l’économicité des médecins sur le principe suivant: «Les prestations doivent être efficaces, appropriées et économiques.» Ainsi, conformément à une méthode convenue entre assureurs et médecins, ces derniers «doivent limiter leurs prestations à la mesure exigée par l’intérêt de l’assuré et le but du traitement.»

 

Les assureurs ont le mandat légal de vérifier le caractère économique des prestations prises en charge par l’assurance-maladie obligatoire. Si le coût par patient d’un médecin dépasse de 30% la moyenne, il doit rembourser ses honoraires. Grâce à ce système, santésuisse – la faîtière principale des assurances privées du pays – récupère un peu moins de dix millions de francs par année auprès des médecins qui, selon son partenaire tarifsuisse, auraient eu la main lourde sur la facturation de leurs prestations.

 

«Pour nous, les évaluations d’économicité ont avant tout un effet préventif, précise Christophe Kaempf, porte-parole de santésuisse. Elles visent à préserver la liberté thérapeutique tout en évitant que certains fournisseurs de prestations peu scrupuleux n’abusent de l'assurance-maladie sociale et ne s’enrichissent au détriment des payeurs de primes. Heureusement, les fraudes sont rares. La grande majorité des médecins facturent leurs prestations correctement.»

 

Il ajoute qu’à l’heure actuelle, environ 200 dossiers sont en suspens devant tous les tribunaux du pays.

 

Les limites du système?

 

En 2018 entre en scène ce qu’on appelle «l’indice de régression». La Fédération des médecins suisses (FMH), santésuisse et curafutura, une autre représentante des assureurs, concluent alors une convention validée ultérieurement par le Conseil fédéral, qui sera actualisée début 2023.

 

Selon cette convention, les assureurs se basent désormais sur trois facteurs pour déterminer l’état – ce qu’on appelle la «morbidité» – de la patientèle d’un médecin: le montant de la franchise des patients, les hospitalisations des patients intervenues durant l’année précédente, ainsi que la prescription de certains médicaments entrant dans des groupes de coûts pharmaceutiques (Pharmaceutical Cost Groups, PCG) figurant dans une liste établie par l’OFSP.

 

«Les caisses ont créé un système statistique qui fait peur à tous les médecins, car si on n’est pas dans la marge statistique définie, on doit payer, explique une doctoresse neuchâteloise, qui tient à son anonymat. Les médecins qui écoutent leurs patients, qui sont dans l’empathie, qui essaient de comprendre dans quel cadre surviennent les maladies, prennent plus de temps et prescrivent moins. J’ai des collègues qui prescrivent des médicaments chers à leurs patients et leur disent de les jeter en arrivant à la maison, pour tenter d’éviter d’être repérés et amendés!»


«Si on a prescrit beaucoup de gros médicaments chers, on a un bonus de temps par patient»

 

Les PCG ne concernent qu’une étroite liste de molécules pharmaceutiques, selon la praticienne. «Si vous prescrivez de l’homéopathie, de la phytothérapie, des minéraux ou vitamines, cela ne compte pas!»


Ainsi, les médecins généralistes, dont l’essentiel du travail repose sur le temps d’écoute et de conseil, font peu de gestes valorisés par les caisses. «On est immédiatement repéré et accusé de faire de la surfacturation, puisqu’on voit des gens qu’on garde longuement, à qui on prescrit peu de médicaments, ce qui veut dire – pour les caisses – qu’ils ne sont pas malades», regrette encore cette doctoresse. En fin d’année, on est examinés, jugés par coût moyen par patient par année. Et si on a prescrit beaucoup de gros médicaments chers, on a un bonus de temps par patient.»

 

«La fonction des PCG est de détecter les maladies chroniques qui sont particulièrement coûteuses, réagit Michel Romanens, médecin alémanique réputé pour son combat contre cette méthode. Comme les caisses n'ont pas de données de diagnostic, elles utilisent les médicaments comme substituts, donc insuline = diabète. Les PCG sont un substitut purement technique pour les caisses afin de détecter les assurés coûteux. Il s’agit d’une invention pour détecter les patients chers et n'ont en fait rien à voir avec l'économie ou la médecine.»

 

S’il est aussi bien renseigné, c’est que ce cardiologue originaire d’Olten est coordinateur de Interest Group Profiling, une communauté d'intérêts fondée en octobre 2022 et comptant actuellement une quarantaine de membres luttant contre les attaques de santésuisse. «Nous recevons des demandes que nous traitons ensuite. Parfois, nous accompagnons des accusés devant des commissions paritaires ou des audiences et défendons à cette occasion des questions relatives aux statistiques», explique Michel Romanens.

 

Sur cette la liste des PCG figure des centaines de médicaments, venant principalement des laboratoires les plus importants de Suisse, comme Sandoz, Mepha ou Novartis.

 

Vous avez dit liberté thérapeutique?

 

Mais alors, comment ces médicaments sont-ils choisis? Et bien cela dépend de leur «popularité», comme l’explique encore Christophe Kaempf: «Pour qu’un PCG puisse être pris en compte sur le plan statistique, un groupe de médicaments doit être utilisé par un nombre minimal de médecins du groupe de spécialistes. Ainsi, un PCG n’est pris en compte que si plus de 30 médecins du groupe de médecins spécialisés ont prescrit une quantité minimale de médicaments du PCG concerné.»

 

En d'autres termes, si des médecins prescrivent des médicaments moins connus et moins utilisés, ces prescriptions feront augmenter leur risque de devoir rembourser de l’argent aux assurances.

 

Selon le Dr Michel Romanens, «les PCG ne reconnaissent que les malades chroniques, les traitements aigus sont pénalisés par l'indice de régression. Un non-sens! De plus, les PCG n'ont été validés nulle part dans le monde pour les questions d'économie. Le fait que santésuisse utilise malgré tout cette méthode n'est possible qu'en raison de l'indifférence de la Fédérations des médecins suisses (FMH) envers ses membres.»

 

Plus ça va et moins ça va

 

L’autre problème que semble poser le facteur médicamenteux, c’est qu’il juge plus sévèrement et comme étant en meilleur santé une patientèle qui aurait, par exemple, reçu des soins médicaux intensifs permettant d’éviter la pharmacothérapie.

 

Même chose pour les hospitalisations: le système conclut que les patients d’un médecin qui hospitalise moins que ses collègues sont en bonne santé et que, de facto, le médecin en question surfacture volontairement. En somme: plus les soins sont efficaces et plus le médecin est pénalisé.

 

«Moi je suis très cher par ce que je n’hospitalise pas. Si vous êtes en ambulatoire, les assureurs paient tout, si vous êtes à l’hôpital, ils partagent les coûts avec le canton. L'hospitalisation des patients est donc à leur avantage. Ils calculent à l’envers!», tonne un médecin généraliste et pédiatre du canton de Vaud, en bisbille avec santésuisse depuis 24 ans et trois procès. «On nage à vue. Les médecins ont peur. Pour être économiques, ils doivent faire une consultation de dix minutes et expédier le cas à des spécialistes. Ce n’est plus de la médecine, c’est autre chose… »

 

Pourtant, cette convention a bel et bien été signée par la FMH. Laquelle nous a renvoyé directement à santésuisse lors de notre tentative d’interrogations.

«Ils achètent leur liberté pour un certain temps»

 

Contactée, la Dre Gisela Etter Kalberer, présidente de l'UNION des organisations suisses de médecins pratiquant la médecine complémentaire, explique: «Lors de l'introduction d'une nouvelle méthode, il y a toujours des perdants. En l’occurrence, ce sont les médecins spécialistes en médecine interne générale et les médecins pratiquant la médecine complémentaire qui remettent ou prescrivent des médicaments de manière appropriée et économe et qui s'engagent à éviter autant que possible les hospitalisations de leurs patients.


Dans ces cas, l'indice de régression ‘coûts totaux’ augmente en défaveur du médecin. La FMH et l'UNION s'engagent depuis l'introduction pour corriger cette erreur manifeste. Il a été convenu par contrat que des corrections et des adaptations étaient possibles. Mais les avancées sont trop lentes!»

 

Attaquée par santésuisse pour plusieurs centaines de milliers de francs, notre médecin neuchâteloise a, comme beaucoup, réussi à trouver un arrangement de paiement pour éviter la faillite. Elle va néanmoins devoir emprunter de l’argent.

 

Si les montants réclamés peuvent s’élever jusqu’à 1,2 million de francs, la plupart des médecins attaqués parviennent à s’arranger pour n’avoir à payer «que» 20% du montant initial. «Ils achètent leur liberté pour un certain temps, explique Michel Romanens. Mais en général, ces 20% sont multipliés par trois, car santésuisse part du principe que les années suivantes, les sommes seront similaires et que l'on peut ainsi économiser du temps et des efforts.»

 

Pratiques non conformes?

 

Selon la convention, l’indice de régression n’est censé permettre qu’un premier tri. Une analyse au cas par cas des praticiens doit être effectuée par santésuisse et tarifsuisse. «Si les coûts par patient d’un médecin sont supérieurs à ceux de la moyenne de ses collègues, ils font l’objet d’une analyse détaillée par des experts, explique Christophe Kaempf. Le médecin est également invité à expliquer les particularités de sa pratique qui permettraient d’expliquer d’éventuelles différences.»

 

Cependant, l’avocat Olivier Francioli, qui a défendu plusieurs de ces médecins, n’a pas vraiment la même version: «La manière dont l’analyse individuelle doit être mise en place n’est pas définie de manière précise dans la convention, et dans les faits, santésuisse ou tarifsuisse se contentait d’interpeller les médecins pour qu’ils se déterminent sur le dépassement d’indice identifié, assure-t-il. Les assureurs considéraient que cette manière de faire était suffisante. Toutefois, la plupart du temps, les explications des médecins étaient écartées sans examen individuel approfondi, au motif que la méthode de l’indice de régression était selon eux déjà censée intégrer les particularités invoquées par les médecins pour justifier de coûts plus élevés, par la prise en compte dans l’indice de régression de facteurs supposés tenir compte de la morbidité de la patientèle.»

 

Comme nombre de ses collègues, une autre médecin généraliste valaisanne que nous appellerons Nathalie témoigne d’un procédé agressif. «Je faisais relativement beaucoup de médecine complémentaire, et j’étais toujours comparée avec les autres médecins généralistes dans les statistiques de santésuisse, commence-t-elle. J’égalisais auparavant les autres médecins dans les coûts totaux, bien que je faisais des consultations plus longues et davantage de téléphones, car j’avais moins de laboratoire, moins d’examens radiologiques, et surtout des frais de pharma à zéro.»


«Il est impossible de déterminer la morbidité de la clientèle de façon objective»

 

En 2019, le calcul de ce que santésuisse me demande comme rétrocession aurait impliqué plus de 100'000 francs, car ils se permettent d’appliquer l’indice de régression dès 2017, donc rétroactivement!» 

 

Comprenant que la situation était grave, Nathalie prend un avocat. «J’ai essayé de comprendre les nouvelles statistiques, parce que cela ne nous a jamais été expliqué. C’est une sorte de boîte noire où les chiffres entrent et sortent, sans que personne ne sache ce qui s’est passé à l’intérieur, explique-t-elle. L’indice de morbidité est un point important dans ce nouveau calcul statistique. Il est impossible de déterminer la morbidité de la clientèle de façon objective, mais eux ont décidé que cela pouvait être calculé, notamment en fonction des médicaments coûteux pris en pharmacie. Ainsi, selon santésuisse, ma clientèle était de type morbidité basse ou nulle, et ils prétendaient que je ne faisais que du bien-être, donc, je coutais trop cher.»

 

La médecin décide de fermer boutique et de continuer au privé. Elle prévient qu’elle compte se retourner contre santésuisse pour un manque à gagner. Au bout de deux semaines, elle reçoit un courrier qui exprime le renoncement à toute procédure. «Je n’ai rien eu à payer, sauf mon avocat, bien sûr! Certains collègues ont déploré que je n’aille pas jusqu’au Tribunal fédéral, narre-t-elle, mais je n’avais pas envie de passer tout ce temps avec les avocats et puis cela coûte cher; et je n’étais pas sûre de gagner.»

 

L’économicité avant l’efficacité?

 

Quel est l’impact de tout ce qui précède sur la qualité des soins? Pour maître Fancioli, cela ne fait aucun doute: «Tel qu’il est appliqué actuellement, je pense intimement que ce système a des effets préjudiciables pour notre système de santé, car il tend à introduire une primauté de l’aspect économique par rapport à l’aspect thérapeutique dans la réflexion des praticiens. Par la petite porte, ce système entraîne en outre une forme de sélection de la patientèle dans l’assurance obligatoire des soins, dans la mesure où les médecins vont commencer à refuser les patients trop morbides, qui risquent d’induire des coûts élevés à charge de l’assurance obligatoire. Les plus touchés par ce phénomène sont les médecins généralistes. Je le constate concrètement dans ma pratique. Plusieurs médecins m’ont dit qu’ils ont résilié des mandats ou refusé certains patients qui allaient coûter trop cher. Or, l’indice de régression est calculé sur la base du coût moyen par patient.» 


De plus, ce système pousserait les médecins à limiter drastiquement les demandes d'examen, ce qui entraînerait des erreurs de diagnostic. L’impact sur la qualité des soins, mais également sur le moral des médecins, le Dr Jean-Martin Schenker peut en témoigner également. Poussé à la faillite en 2022, sa détresse exprimée notamment sous la forme d’une lettre ouverte aux autorités avait rencontré un écho public.


«Aujourd’hui, on voit des erreurs médicales tous les jours»

 

«Beaucoup de médecins arrêtent, ferment leur cabinet. D’autres partent à l’étranger, raconte le Genevois. J’ai deux collègues qui se sont suicidés. Un autre collègue m’a dit qu’il ne prenait que 20% de patients et qu’il faisait d’autres choses qui rémunéraient mieux, comme médecin conseil, expertise pour les voitures, d’autres métiers. Ils font une journée de consultations et font autre chose le reste du temps. Ainsi, ils arrivent à s’en sortir.»

 

Pour le Dr Schenker, la Suisse est en train de détruire son système de santé petit à petit. «C’est une sorte de nivellement par le haut. Les médecins qui ont peur font mal leur travail et sont statistiquement corrects, tandis que les médecins qui font bien leur travail se font attaquer. Petit à petit, ils arrêtent et on se retrouve avec des médecins médiocres. S’il a décidé d’en parler publiquement, c’est pour ne pas être complice d’un «système qui s’auto-détruit». «Mon but est que la population soit bien soignée. Aujourd’hui, on voit des erreurs médicales tous les jours, ce n’était pas le cas avant. Ils peuvent bien prendre tout mon argent, ils ne prendront pas qui je suis.»

 

Et maintenant?

 

En décembre dernier, le Tribunal fédéral (TF) a rendu un jugement qui semble aller dans le sens d'une révision du système. En effet, il a considéré que la seule interpellation du médecin pour qu’il se détermine sur le dépassement, sans qu’un véritable examen individuel soit concrètement effectué, n’est pas suffisant. «Le TF n’a toutefois pas précisé les critères à respecter pour cette analyse individuelle, tempère maître Francioli. Il a expressément indiqué qu'elle ne doit pas nécessairement prendre la forme d’une expertise analytique complète. Il demeure donc un certain nombre d’incertitudes.»


Cette semaine, la majorité des assurances du pays a décidé de quitter les deux faîtières bernoises, santésuisse et curafutura pour fonder une nouvelle association représentant mieux leurs intérêts. Si la seconde devrait disparaître, santésuisse – qui est parvenue à multiplier ses activités dans différents domaines – devrait survivre.

 

Est-ce que cela aura un impact sur l’indice de régression? Non, selon Christophe Kaempf. Un avis partagé par Olivier Francioli, qui estime cependant que le moment paraîtrait bien choisi pour que la FMH renégocie les termes de la convention relative à la méthode de screening».

 

Et Michel Romanens de conclure: «Cela ne changera pas les méthodes de contrôle avec indice de régression, il faut pour cela une pression extérieure et un peu de bon sens.»

 

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Ärzte bestraft, weil sie nicht genug Medikamente verschrieben haben
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