«Les dirigeants européens ont perdu la capacité de parler avec raison»
- Amèle Debey
- il y a 1 jour
- 7 min de lecture
Jeffrey Sachs est l’un des économistes et géopoliticiens les plus écoutés – et redoutés – du monde. Ex-conseiller de l’ONU, critique acerbe de l’OTAN, de la CIA, de l’USAID ou encore de la Commission européenne, il livre ici une analyse sans filtre des grands bouleversements géopolitiques en cours. Un entretien rare, aussi lucide qu'éclairant.
Amèle Debey, pour L'Impertinent: Quelle est la véritable raison de la guerre en Ukraine?
Pr Jeffrey Sachs: La guerre est une bataille entre l'Occident et la Russie pour le contrôle politique et sécuritaire de l'Ukraine. Plus important encore, la guerre a été provoquée par le projet des États-Unis, depuis 1994, d'étendre l'OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie, dans le but d'encercler la Russie dans la région de la mer Noire. Tel était également l'objectif de la Grande-Bretagne et de la France lors de la guerre de Crimée, en 1853-1856. Le plan américain a échoué de manière désastreuse.
«Israël tente actuellement de provoquer une guerre des États-Unis contre l'Iran»
Entre la CIA et le Mossad, qui contrôle qui?
Le Mossad a le dessus. La politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient a été définie principalement par le lobby israélien au cours des 58 dernières années (depuis la guerre de 1967). La politique israélienne vise à renverser les gouvernements du Moyen-Orient qui soutiennent la cause nationale palestinienne, notamment la Syrie, la Libye et l'Irak. Les États-Unis se sont engagés dans plusieurs guerres au nom d'Israël. Israël tente actuellement de provoquer une guerre des États-Unis contre l'Iran.
Certains affirment que les stratèges de l'Empire britannique ont fait de la Palestine un élément central de leur politique coloniale. Est-ce la raison pour laquelle il est si difficile d'instaurer la paix au Moyen-Orient?
Un truisme des relations internationales veut que tous les problèmes mondiaux actuels remontent aux Britanniques. Bien que cette affirmation ne soit pas littéralement vraie, elle n'est pas loin de la réalité. La crise du Moyen-Orient remonte aux Britanniques lors de la Première Guerre mondiale, lorsque l'Empire britannique a promis trois fois les mêmes terres ottomanes au Moyen-Orient: aux Français (le traité Sykes-Picot), aux Arabes (la correspondance Hussein-McMahon) et aux Juifs (la déclaration Balfour).
Aujourd'hui, le principal obstacle à la paix au Moyen-Orient est l'opposition intransigeante d'Israël à un État de Palestine souverain, membre des Nations unies, vivant aux côtés d'Israël.
En Europe, on semble vouloir nous préparer à une guerre contre la Russie. On entend, notamment d'Emmanuel Macron, que si l'Ukraine perd, Poutine ne s'arrêtera pas là. Qu'en pensez-vous?
Les dirigeants européens se livrent à un bellicisme inconsidéré. Il semble qu'ils aient perdu la capacité de parler avec raison et diplomatie.
Que savez-vous de la destruction du Nord Stream?
Nous savons que le président Biden a déclaré le 7 février 2022 que si la Russie envahit l'Ukraine, «il n'y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin». Lorsqu'on lui a demandé comment il comptait s'y prendre, il a répondu: «Je vous promets que nous serons en mesure de le faire.» Le journaliste Seymour Hersh nous a donné un compte rendu détaillé de la façon dont les États-Unis ont détruit Nord Stream, sur la base des sources de Hersh au sein du gouvernement américain.
Il semblerait que la vérité se situe quelque part entre les «informations» des grands médias et les théories du complot. Le lecteur régulier doit juste trouver un équilibre entre les deux. Qu'en pensez-vous?
Toutes les théories du complot ne sont pas vraies, bien sûr, mais certaines sont bien réelles. Les États-Unis ont conspiré des dizaines de fois pour renverser des gouvernements, lancer des guerres sous de faux prétextes, commettre des assassinats et entreprendre de nombreuses autres actions secrètes et déstabilisantes.
Qu'est-ce que cela change d'avoir comme président un homme d'affaires plutôt qu'un politicien?
Le système politique américain ne fonctionne pas correctement. Il porte des personnes incompétentes à la tête du pays, tandis que le Congrès a presque complètement abandonné son rôle constitutionnel, cédant ses pouvoirs au président. Le système a été fortement corrompu par le financement des campagnes électorales.
«Il n'est pas surprenant que le gouvernement ignore le bien commun au profit d'intérêts particuliers»
Les dépenses de campagne en 2024 ont totalisé environ 16 milliards de dollars, les fonds de campagne provenant en grande partie des Américains les plus riches et de puissants groupes d'affaires. Il n'est pas surprenant que le gouvernement ignore le bien commun au profit d'intérêts particuliers.
Vous avez dit que «la neutralité est un gros mot dans le lexique politique américain (...) Si vous vous prétendez neutre, vous êtes contre nous». Est-ce là le point de vue des États-Unis sur la Suisse?
Les États-Unis considèrent la Suisse neutre comme un bon endroit où placer sa mégarichesse! Mais, la Suisse est une exception. L'État sécuritaire américain n'a pas approuvé la neutralité de la Suède et de la Finlande et a fermement rejeté la neutralité de l'Ukraine. Si le gouvernement américain comprenait correctement le rôle de stabilisation et de préservation de la paix de la neutralité, le monde serait beaucoup plus sûr et beaucoup plus pacifique.
Pensez-vous qu'il soit possible pour un État situé au cœur de l'Europe de rester neutre?
Oui, la Suisse et l'Autriche devraient certainement le faire (et retrouver une neutralité réelle, et pas seulement de façade). La Suède et la Finlande ont commis une grave erreur en rejoignant l'OTAN. L'Ukraine a souffert de manière désastreuse en abandonnant sa neutralité après le coup d'État de 2014 soutenu par les États-Unis. Elle devra revenir à la neutralité.
Si vous rééditiez votre livre de 2005 sur La fin de la pauvreté, qu'ajouteriez-vous aujourd'hui?
La Chine m'a donné raison: elle est passée de l'extrême pauvreté en 1980 (> 80%) à la fin de l'extrême pauvreté en 2020. Nous pouvons, en effet, mettre fin à la pauvreté – si nous essayons. La Chine a essayé et a réussi. Plusieurs autres pays asiatiques ont fait de même. L'Occident n'y est pas parvenu.
Le monde occidental riche, dirigé par le complexe militaro-industriel américain, a laissé tomber le monde pauvre, en s'engageant dans des guerres incessantes (Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Ukraine, Gaza, Liban, Yémen), des coups d'État (Haïti) et des régimes de sanctions (Venezuela, Iran et des dizaines d'autres) plutôt que dans la lutte contre la pauvreté dans les pays partenaires.
«Les États-Unis ont pris le contrôle des meilleures technologies européennes»
En parlant de la Chine, que pensez-vous qu'il adviendra de Taïwan dans un avenir proche? Guerre ou lente déstabilisation dans un conflit éternel?
Taïwan a le choix entre devenir comme l'Ukraine ou rester en paix. Si les dirigeants taïwanais déclarent l'indépendance, ils deviendront comme l'Ukraine, c'est-à-dire détruits par la guerre. S'ils maintiennent l'approche «un pays, deux systèmes», ils maintiendront la paix.
C'est à eux de décider. La meilleure chose que les États-Unis puissent faire pour protéger Taïwan serait de cesser toute vente d'armes à Taïwan, afin de ne pas provoquer d'actions politiques irresponsables (une déclaration d'indépendance) de la part des dirigeants taïwanais. C'est la promesse américaine que l'Ukraine rejoindrait l'OTAN qui a conduit le gouvernement ukrainien à adopter des positions récalcitrantes (par exemple, la non-application de Minsk II par l'Ukraine) qui ont finalement conduit l'Ukraine au désastre.
Que pensez-vous de la diabolisation généralisée du «mondialisme» en Europe?
Le mot est étrange et mal conceptualisé. Il semble être sémantiquement synonyme de «frontières ouvertes» pour les opposants à l'immigration ouverte. Il semble également être synonyme de guerres culturelles, qui sont inutiles, puisque chaque pays peut promouvoir ses propres valeurs culturelles. Bien sûr, le monde a besoin d'un droit international et d'une gouvernance pour les océans, l'espace, le contrôle des armes nucléaires, les accords de paix, le changement climatique et d'innombrables autres domaines.
Vous prônez des mesures durables pour lutter contre le réchauffement climatique, mais nous constatons que l'application de ces lois entraîne, par exemple, le déclin de l'Allemagne.
L'Allemagne décline parce que ses constructeurs automobiles ont été pitoyablement lents à passer des moteurs à combustion interne (MCI) aux véhicules électriques (VE). Et parce que les États-Unis ont fait exploser Nord Stream et rompu les relations commerciales fructueuses de l'Allemagne avec la Russie. L'Europe aurait dû abandonner progressivement le gaz naturel sur une période de 20 ans, et non en un an. L'industrie automobile allemande n'a pas compris non plus. Elle s'est dit que, puisqu'elle produisait les meilleurs véhicules à moteur à combustion interne au monde – ce qui est le cas –, elle pouvait se permettre de traîner les pieds concernant les véhicules électriques. C'est une grave erreur.
Plus généralement, l'Europe souffre également sur le plan économique parce que les États-Unis ont pris le contrôle des meilleures technologies européennes (par exemple, la société néerlandaise ASML) et parce que l'Europe n'a pas réussi à promouvoir les champions de l'IA et d'autres technologies numériques de pointe.
Stella Assange m'a dit, lors d'une interview, que «la CIA a une influence majeure sur la formation de l'opinion publique». Êtes-vous d'accord?
Oui, bien sûr. La CIA et d'autres institutions américaines liées à la sécurité (National Endowment for Democracy, USAID avant sa fermeture, et d'autres) jouent un rôle majeur dans le soutien aux médias favorables au discours officiel des États-Unis.
«Nous avons une vision du monde propre aux entreprises ou aux milliardaires»
Quel est l'impact politique de l'USAID sur la censure des médias dans le monde entier?
L'USAID a longtemps encouragé les médias pro-américains dans de nombreux pays.
(Re)lire notre article: USAID: corruption, ingérence, censure… la fin du règne américain?
Quel impact les opinions d'un homme comme Elon Musk sur la liberté d'expression peuvent-elles avoir dans la société d'aujourd'hui?
Les principaux médias américains appartiennent en très grande majorité à de grandes entreprises ou à des milliardaires. Les implications sont évidentes. Nous avons une vision du monde propre aux entreprises ou aux milliardaires.
Il semble que la corruption soit à la tête de la Commission européenne, qu'en pensez-vous?
La Commission européenne a été très peu performante pendant de nombreuses années, en raison d'un mélange d'incompétence, de politiques erronées, de l'influence excessive des États-Unis et de la corruption.
«La domination de l'Occident est terminée»
À votre avis, que va-t-il se passer avec les BRICS dans un avenir proche? Est-ce la fin de l'Occident tel que nous le connaissons?
Les BRICS sont un groupe important de nations qui établissent les nouveaux piliers de la multipolarité. Les nations BRICS créeront de nouveaux mécanismes de paiement et de financement non libellés en dollars. Les États-Unis ne pourront pas empêcher l'émergence d'un système de paiement mondial multidevises. La domination de l'Occident est terminée.
Nous sommes véritablement dans un monde multipolaire.
(Re)lire notre article: Liens entre USAID et presse traditionnelle: le scandale de trop?
Comment un pays doté d'esprits aussi brillants que le vôtre peut-il agir de manière aussi stupide? Les conseillers ne sont-ils plus écoutés?
Le système politique américain est totalement défaillant. La crise est en partie due à la corruption, alimentée par des milliards de dollars de financement de campagnes électorales par de puissants donateurs. Une partie de la crise est due au secret et à l'anarchie de l'État profond américain (notamment l'armée, les agences de renseignement et les institutions connexes).
Les États-Unis ne sont plus que vaguement démocratiques dans leur fonctionnement réel. Ils fonctionnent de plus en plus par le biais d'un régime unipersonnel mis en œuvre par des déclarations présidentielles d'«urgences» et la publication d'«ordres exécutifs».
Avec tout ce que nous entendons sur le pouvoir des institutions que vous critiquez vivement, n'êtes-vous pas parfois surpris d'être encore en vie?
Le système a une très grande capacité à ignorer les critiques.
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