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Article rédigé par :

Amèle Debey

«La mémoire de la Shoah est entretenue pour justifier plein d'autres choses»

Dernière mise à jour : 29 nov. 2023

Rony Brauman a été président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994. Aujourd’hui, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Depuis l'attaque du Hamas le 7 octobre dernier, Rony Brauman commente l'actualité au Moyen Orient avec lucidité et recul, tout en se montrant particulièrement critique envers la politique de son pays de naissance, Israël. Entretien.

Rony Brauman
© DR

Amèle Debey, pour L’Impertinent: Vous êtes présenté sur les plateaux télé comme ancien président de Médecins sans frontière (MSF). Quel rôle y tenez-vous à l'heure actuelle?


MSF a mis en place il y a 25 ans une cellule interne dédiée à l'animation de la discussion, de la réflexion critique en interne, à la formation et au conseil. J’y contribue, (je suis employé à mi-temps), au sein de cette cellule Crash (Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires), qui compte six personnes.


Selon vos informations, où en est la situation actuellement à Gaza?


Elle continue de se dégrader jour après jour, d'heure en heure, puisqu'il y a, à chaque moment, plus de morts, plus de blessés, plus de destructions et que par ailleurs, les secours – qui de toute façon ne sont pas en mesure de se hisser à la hauteur de cette catastrophe – sont toujours bloqués ou distribués au compte-gouttes.


D’après Israël, cette opération vise à détruire le Hamas. Mais on voit bien que, par ses actions, le gouvernement est plutôt en train de créer de nouveaux terroristes que d'en détruire. Sans parler de la réprobation de la communauté internationale. Donc quel est le but d'Israël, selon vous?


Il est pour l'instant totalement opaque. Ce qu’un certain nombre d'observateurs israéliens de l'intérieur, qui soutiennent cette opération, lui reprochent précisément, c’est de n'avoir aucun but qu’il est possible de cerner.


Le démantèlement des infrastructures du Hamas, son éradication est un programme qui est répété à chaque fois et qui, à chaque fois, échoue. D'autant plus que, jusqu'à présent, il y avait une certaine coexistence. Une forme de conflit de basse intensité, entre le Hamas dans la bande de Gaza, les Palestiniens en général, et l'État israélien. Donc ce n'est pas le début d'une guerre, contrairement à ce que les Israéliens et leurs soutiens affirment, mais la continuation d'un conflit armé, d'un conflit politique en cours depuis les années 1970. Et nul ne sait ce que ce qui va décider les Israéliens à déclarer que le Hamas a été éradiqué.


«La politique de force d'Israël a fait la démonstration de son échec»

On sait encore moins ce qui est prévu pour l'après. Quel sera l'interlocuteur. Même si des pistes commencent à être dessinées: la mobilisation des États arabes signataires des accords d’Abraham (les deux traités de paix entre Israël et les Emirats arabes unis, ndlr) avec les Nations unies. La gestion par l'Arabie saoudite et le Qatar de cette bande, qui sera peut-être encore réduite, puisque les Israéliens vont augmenter le dispositif sécuritaire autour, l’expulsion d’une partie des Gazaouis en Égypte. C’est donc la continuation hautement probable d'une politique de force.


Cette politique de force a fait la démonstration de son échec avec cette situation que nous connaissons mais qui va être très vraisemblablement poursuivie. Il y a une maxime en Israël qui dit «Si tu n'arrives pas à obtenir quelque chose par la force, tu l'auras par plus de force». Le détournement d’une maxime biblique dit: «Quand tu n’obtiens pas quelque chose par la force, obtiens-le par l’intelligence».


Les membres du gouvernement sont-ils conscients d’être tombés dans le piège du Hamas?


Beaucoup de gens, y compris les modérés du camp de la paix, qui sont très hostiles au gouvernement Netanyahou, mais qui rejoignent l'unité nationale dans le contexte actuel, parlent de ce «piège» en train de se refermer sur Israël. Mais je pense qu’ils se trompent de piège. Ce n’est pas cette guerre qui est le piège du Hamas, c’est l'occupation et la colonisation qui ne pouvaient produire que des situations de violence. Celle-ci est particulièrement effroyable, mais n'est pas totalement en rupture avec ce que nous voyions auparavant.


C’est la suite logique?


C’est la suite logique et qui d’ailleurs était prévue par nombre de responsables israéliens, qui annonçaient il y a des années que gérer le statu quo armé au prix d’incidents et de mini-guerres sur fond de calme apparent, «tondre la pelouse» comme ils disent, ne pourrait pas durer éternellement. Cette situation, selon des hauts gradés, des responsables du renseignement, des responsables politiques, n'allait pouvoir produire autre chose qu'une catastrophe à un moment, sans que l'on sache quelle catastrophe, ni à quel moment. Mais en tout cas ce n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein.


Donc oui, le piège est là, depuis la victoire de 1967, quand Israël a décidé de garder les territoires conquis lors de la guerre des Six jours. La raison profonde de cette guerre, c’est l’occupation militaire, la colonisation, l'humiliation, le blocus. Tout ça ne pouvait produire à terme que de la violence. En Cisjordanie, c’est en train de monter également, comme on pouvait le prévoir facilement.


Selon le journaliste américain Seymour Hersh, le plan serait l'annihilation des Palestiniens du territoire, afin de repousser les Arabes dans les pays arabes. Est-ce que c'est quelque chose qui vous semble crédible? Plausible?


C’est plausible, ce n’est pas certain. C'est plausible parce que c'est le rêve, l'objectif d’un certain nombre de forces politiques. Plus elles sont à droite, plus elles assument ce rêve. Plus elles sont modérées, plus elles sont en rivalité avec un autre rêve qui est celui d'un compromis acceptable, tué par la colonisation, dans une construction souhaitable mais lointaine. Oui, ça me paraît plausible.


La solution dite «jordanienne», c'est l’expulsion des Palestiniens de Cisjordanie, en Jordanie, considérée comme la patrie des Palestiniens. L'expulsion des Gazaouis dans le désert du Sinaï ou en Egypte, c'est aussi un projet explicite qui figure dans des scénarios. Mais personne n'est en mesure de dire s'il va être mis en œuvre ou pas. En tout cas, c'est tout à fait plausible et il est bon de le mettre sur la table. Parce que ça peut avoir un effet dissuasif.


Une «solution définitive» de la question palestinienne est sur la table. Je ne sais pas si ce sont uniquement des extrémistes marginaux qui le proposent, ou si c'est vraiment sur la table du gouvernement et des états-majors.


L’Impertinent a récemment interviewé Bernard Wicht, spécialiste en stratégie militaire. Il disait qu'il serait envisageable qu’Israël ait laissé démarrer l'attaque du 7 octobre afin de «recréer l'union sacrée» au sein d'une population qui était très fracturée, selon lui, au bord de la guerre civile. Est-ce que c'est aussi quelque chose que vous trouvez plausible?


Non, je n'y crois pas. Je pense que le coût politique de cette attaque en Israël est tellement élevé et c'était prévisible aussi. Les conséquences sont gravissimes: cela a ridiculisé le Mossad, l'armée, le gouvernement, la CIA… tout le monde est ridicule.


Il est vrai qu’Israël tire un certain avantage politique de la boucherie, des atrocités commises par le Hamas en mettant en avant son argument principal qui est «Nous sommes en train de protéger notre existence même, pas simplement de régler quelques problèmes de désordre ici ou là, mais c'est une menace existentielle qui pèse sur nous». Voilà le seul bénéfice politique que tire Israël. Mais le coût que ça représente est absolument énorme.


Chercher à qui profite le crime en faisant ressortir un seul profit et en éliminant tous les coûts, c’est un des piliers du complotisme.

 
 

Comment est-ce que vous jugez l'évolution du regard des Israéliens? Hier, on parlait surtout de leur inquiétude face à la dégradation de la démocratie. Avec cette guerre, la sensibilité à la question palestinienne grandit-elle?


Certainement. Elle atteint même des proportions effrayantes, les Palestiniens étant perçus comme ennemi global par une majorité de gens qui en avaient presque perdu le souvenir. Les Israéliens «mainstream» vivaient hors de la question palestinienne, qui se rappelait à eux lors d’attentats ou de tirs de roquettes, donc de manière épisodique, localisée, sans portée sur l’ensemble du pays. La réussite de Netanyahou, c’est d’avoir fait croire que la question palestinienne était grosso modo réglée, n’intéressait plus personne, comme le démontraient les accords d’Abraham.


Ils pouvaient vivre dans le déni. Donc oui, la question palestinienne est revenue au centre de la scène politique locale, régionale et internationale. Ça, c'est la réussite du Hamas. Je pense qu'il aurait pu le faire à un coût moindre, mais en tout cas, c'est sa réussite et Israël n'y peut rien, va devoir vivre avec ça. Israël et les Israéliens: ce n'est pas simplement une préoccupation gouvernementale de négociation avec les Américains et l'Arabie Saoudite, etc. Ce sont aussi des Israéliens, touchés dans leur chair par d'énormes attaques, qui maintenant se font rappeler l'existence pratique, concrète des Palestiniens. De la pire façon.


La communauté israélienne est-elle islamophobe?


Je n'utilise pas le terme de communauté parce qu’il efface les distinctions, les tensions internes, le désaccord, les conflits sociaux...


D'abord, les Palestiniens en Israël, c’est 20% de la population. Puis il y a 5 à 10% de la population israélienne qui est activement dans le camp de la paix, participe à des ONG, à des contacts avec des Palestiniens. Ce camp de la paix juif israélien n’est plus représenté au Parlement.


Si j'hésite dans ma réponse, c'est parce que je distingue une sorte de conflit idéologique avec le monde islamique – d’abord palestinien – qui les entoure, d’une peur diffuse liée à la situation coloniale d'Israël. Chacun sachant dans un coin de sa tête que la légitimité dont il se réclame pour être ici n'est pas partagée, n’est pas reconnue comme telle par d'autres. Donc il y a un danger diffus. C’est le racisme de guerre: on essentialise l'ennemi parce que c'est l'ennemi, pas parce qu'on a une idée éternelle de lui, mais parce que dans la situation où vous vous trouvez, il est un ennemi.


Un peu comme la France a essentialisé le Boche, en a fait une image du mal depuis la fin du 19ᵉ jusqu'au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Dans mon enfance, le Boche, le casque à pointe, c'est une figure repoussante dans la société française et c’est ce que Maxime Rodinson appelle le racisme de guerre. Je pense que c'est ça qui est dominant en Israël.


Comment se passe la cohabitation avec les Palestiniens qui vivent, qui travaillent en Israël?


C’est variable. Il y a une partie des Palestiniens qui vivent en Galilée, dans des villages, des bourgades palestiniennes un peu repliés sur eux-mêmes. Certains travaillent dans des entreprises israéliennes ou ont des contacts de par leur métier.


Il y a toute une élite sociale palestinienne, notamment dans les métiers de la santé: pharmaciens, médecins, chirurgiens qu'on a découverte au moment du Covid. Il était intéressant de voir que l'épidémie de Covid a mis en avant tout ce personnel médical, sanitaire palestinien dans les hôpitaux et les installations sanitaires en Israël. Donc, ceux-là sont dans des interactions constantes.


On peut très bien avoir – d'ailleurs ça se produit – un colon de Cisjordanie blessé par un Palestinien et qui se retrouve opéré par un chirurgien palestinien à Jérusalem ou dans un hôpital quelconque.


Les Palestiniens ont des droits politiques égaux à ceux de leurs concitoyens juifs. C'est la raison pour laquelle il y a des députés palestiniens israéliens au Parlement, ainsi qu’un membre de la Cour suprême israélienne.


Depuis la loi sur l’État-nation de 2018, la seule population qui soit légitime en Israël, c’est la population juive. L’Arabe n’est plus l’autre langue officielle du pays. Le droit à l'autodétermination est réservé aux Juifs et les Palestiniens israéliens sont déclassés. Ils étaient déjà dans certaines difficultés parce qu'ils ne font pas leur service militaire. Donc pas de service militaire, ça veut dire des difficultés dans l’obtention d’un crédit, par exemple, dans l’installation quelque part.


En Israël, on peut refuser quelqu'un dans une résidence sans avoir à motiver son choix. Et maintenant, avec la loi de 2018, il est clair que quelqu'un qui ne répond pas aux critères dominants de l’État nation ou du peuple juif peut être refusé dans une résidence sans aucune possibilité de recours.


«Il y a une situation d'apartheid claire à Gaza et en Cisjordanie»

Le crédit, la liberté de résidence, ce sont des choses extrêmement importantes dans la vie quotidienne et on voit que là il y a une différence juridique, une différence dans la citoyenneté en Israël. Et je ne parle pas de Gaza qui est une prison, ni de la Cisjordanie où la loi martiale s'applique aux Palestiniens et la loi nationale s'applique aux juifs israéliens. Il y a une situation d'apartheid claire, que ce soit à Gaza, mais surtout en Cisjordanie.


En Cisjordanie, il y a des petites colonies de gens qui ne sont pas antiarabes, ni anti-islamiques, mais qui sont simplement les classes moyennes qui ne peuvent pas s'offrir un logement dans le territoire israélien et qui bénéficient donc des prix très bas et de crédits gratuits pour un logement confortable et pas très loin de Jérusalem ou de Tel-Aviv. Donc cela crée régulièrement des contacts avec les Palestiniens, des échanges avec les communes arabophones.


Et puis il y a les colonies activistes. Ce sont les colons idéologiques, nationaux religieux, qui ont pris le relais du sionisme originel, qui sont dans la haine, cherchant constamment à repousser, à vider des Palestiniens de leur environnement. Et c'est ce qu'on voit en ce moment en accéléré, à la faveur de la guerre de Gaza dont le bruit couvre les expulsions, les violences, les persécutions perpétrées par les colons extrémistes en Cisjordanie, soutenus et protégés par l’armée.


Quand la Russie envahit son voisin, on pousse des cris d’orfraie. Et quand Israël occupe des territoires qui ne lui appartiennent pas, on accepte sans broncher. N’y a-t-il pas un double standard?


Il y a manifestement un double standard. En effet, on brandit le droit international comme raison de légitimation de l'Alliance pour la défense de l'Ukraine – à raison – et on oublie le droit international en Israël, sauf pour lui demander de ménager les civils, en sachant très bien que c’est totalement impossible dans la situation actuelle. Et Israël a beau jeu de s’en sortir comme ça.


Ces rappels au droit international qui sont faits aujourd'hui, soulignent le non-rappel au droit international antérieur: l'implantation de populations civiles dans des territoires acquis par la force, c’est un crime au regard du droit international. Pour le monde entier, à part pour l’Europe (et encore, seulement chez les dirigeants et diverses droites européennes) on défend les Israéliens d'un côté et les Ukrainiens de l'autre, sans voir la contradiction.


Mais pour beaucoup de gens en Europe et pour le monde entier, il est évident qu'il y a un double standard et que les masques d’hypocrisie européens sont tombés.


Dans une interview que vous avez donnée il y a trois jours, vous disiez que les violations du droit international d'Israël étaient presque encouragées par la communauté internationale. Vous parliez de récompense.


Oui, je disais qu’Israël n’est pas nécessairement plus atroce que d'autres dictatures ou d'autres pays en guerre. Je pensais aux guerres de ces deux dernières décennies, au Soudan, en Syrie, au Sri Lanka et au Yémen notamment, qui ont fait des dizaines de milliers de morts.


Mais la grande différence est que l'Union européenne ne cesse de l'encourager et que la pratique de cet apartheid dont je parlais précédemment, de l'occupation de terres, de l’annexion de territoires, condamnée par le droit international, condamnée par diverses résolutions de l'ONU, ne suscitent de la part des pays européens non seulement aucune sanction, mais au contraire plutôt des récompenses. Comme l’accord d'association permettant l’accès très ouvert au marché européen, qui est essentiel pour Israël. Ou, de la part des États-Unis, des soutiens financiers énormes, en milliards de dollars chaque année, et encore augmentés à l'occasion de cette guerre.


Si ces facilités n'existaient pas, Israël ne serait pas en mesure de financer cette colonisation, de financer ces guerres. Il serait obligé de trouver d’autres moyens que la violence et que la force pour sa sécurité. L’amitié de l’Europe pour Israël, c’est l’amitié du dealer pour le drogué.


Il semblerait que l'antisémitisme augmente en Europe. Mais n’est-ce pas un peu paradoxal finalement avec ce que vous venez de dire?


Pourquoi paradoxal?


Parce qu’en discutant récemment avec une de mes amies juives à propos de l’antisémitisme, j’avais le sentiment du «seul contre tous», qu’on ne retrouve finalement pas du tout dans les faits, dans ce soutien de l’Europe et des Etats-Unis pour Israël.


Ça ne se retrouve pas du tout dans les faits. Israël bénéficie de soutiens dont aucun autre pays ne peut se réclamer, bien sûr. Donc ça, ça fait partie de la propagande. Mais il n'y a pas que la propagande. Il y a aussi le sentiment que le récit israélien n'est pas compris. Je pense que ça remonte à une notion fondatrice d'Israël, qui n'est intelligible que si on est profondément sioniste.


Sioniste, ce n’est pas une insulte, c'est une idéologie politique. Le sionisme a ceci de particulier qu’il est indissociablement, sur le plan politique, un mouvement d'émancipation de libération nationale, à ceci près qu'il libère une terre sur laquelle il n'est pas né. Le sionisme est né en Europe, il entend libérer du colonialisme britannique la terre de Palestine. Parce que ça n'est pas une conquête, c'est une rédemption, c'est une renaissance. C'est selon les termes hébreux qui sont utilisés pour qualifier ce qui s'est passé en 47-48.


C'était une rédemption parce qu’on a un titre de propriété, qui est la Bible et qui contient aussi un cadastre qui trace les limites de la Palestine qui est d’ailleurs plus grande que la Palestine mandataire.


«L'abus est de se réclamer indéfiniment de ce statut de victime»

Le sionisme se considère comme un mouvement de libération nationale. Et par ailleurs, c'est un mouvement colonial résultant de l'impérialisme britannique et de la déclaration Balfour qui donnait une terre qui ne lui appartenait pas à un peuple qui n'y résidait pas. Or, pour les sionistes, ce n'est pas une contradiction puisque, certes, on n'y était pas, mais parce qu’on en a été chassés et que 2000 ans après – c'est un peu long, mais à l'échelle de l'histoire c'est peu de chose – on revient chez nous.


Donc les colons installés en Israël sont les véritables indigènes et les autochtones sont des squatteurs. Voilà la représentation plus ou moins explicite, plus ou moins consciente des gens qui sont pour Israël. C’est d’ailleurs pour ça que la légitimité d'Israël se pose sans cesse.


Est-ce que les Israéliens ne se seraient pas également construits dans une espèce de position victimaire, qui peut tout à fait se comprendre de par son histoire, d’ailleurs? Mais j’en parlais avec cette amie qui me disait être d’accord avec cela: une forme de réflexe victimaire.


Oui, oui. Israël se veut la patrie de ceux qui sont morts pendant la Shoah et le refuge pour ceux qui s'en sont sortis. Donc forcément, quand vous vous référez à la Shoah, vous vous référez à un malheur immense, à l'évidence. Les juifs d'Europe étaient victimes du nazisme.


Là où il y a un abus, c’est de se réclamer indéfiniment de ce statut de victime, même si la catastrophe juive de la Deuxième Guerre marque durablement les mémoires. Comment en serait-il autrement? On vit tous avec un passé plus long que notre propre vie. C’est tout à fait humain.


Cette amie me disait justement que, pour beaucoup de juifs, la blessure de la Shoah n’était pas refermée.


La mémoire de la Shoah est d'autant plus vive qu'elle est entretenue pour justifier plein d'autres choses. Elle est invoquée régulièrement. Par exemple, depuis les années 60, le récit politique dominant en Israël est que les Arabes sont les héritiers des nazis et de son entreprise d'élimination des Juifs.


Netanyahou en a été l’illustration il y a quelques années, quand il a déclaré que c'était le grand mufti de Jérusalem qui avait soufflé à Hitler le projet de l’extermination des juifs.


Cela a soulevé un tollé, y compris en Israël, y compris dans les instituts d'histoire de la Shoah, comme Yad Vashem par exemple, qui est le musée et le principal centre de mémoire de la Shoah. Mais Yad Vashem est dédié à la mémoire des victimes et des héros, des résistants, que le discours sioniste a toujours mis en avant, dans l’image du pionnier, la charrue dans une main, le fusil dans l’autre.


Il y avait autrefois une image très stéréotypée des juifs de ghettos, courbés, pouilleux, véhiculée par la propagande nazie et à laquelle les sionistes opposaient l’image d’un pionnier musculeux, vigoureux. C'est Paul Newman dans Exodus, le grand film de la propagande sioniste des années 50, un film d’époque, kitsch, mais qui représente bien le rêve de ce sionisme de l’après-guerre.


A qui profite ce conflit depuis plusieurs dizaines d’années? Si on «follow the money», on arrive où? En Iran?


Aujourd'hui, celui qui en tire le plus grand profit, c'est Poutine. On ne regarde plus autant vers l'Ukraine, les Américains sont obligés de s'intéresser au Proche-Orient, ils affaiblissent leur soutien à l'Ukraine, etc. Il a indiscutablement le beau rôle.


Par ailleurs, les bombardements massifs qu’il a perpétrés en Syrie ou en Tchétchénie sont, d’une certaine manière, repris à leur compte par les Israéliens, et du coup sont défendus par l'Occident. L’hypocrisie occidentale apparaît au grand jour, ce qui fait son affaire, évidemment, puisque c’est l’un de ses fonds de commerce. Et ses propres bombardements apparaissent finalement acceptables, puisque d'autres bombardements le sont également. Il tire tous ses marrons du feu.


«L’unité arabe est un fantasme occidentaliste»

Si l’on regarde le conflit israélo-palestinien dans la durée, l'Iran est la seule nation qui porte le drapeau palestinien et se réclame de la cause palestinienne. Les dirigeants iraniens, d'ailleurs, plus que la population iranienne. Même si on peut mobiliser des gens pour agiter le drapeau palestinien et le faire sincèrement, bien sûr, mais la cause palestinienne ne vit pas dans la société iranienne comme elle vit dans les sociétés arabes.


C’est un chassé-croisé: ce sont les autorités iraniennes qui sont porteuses de la cause palestinienne, sa société n'étant pas extrêmement mobilisée dessus. Et dans les pays arabes, ce sont les populations qui portent la cause palestinienne, alors que les dirigeants sont tout à fait prêts à l'oublier, comme l'ont montré les différents traités de paix ou les accords d’Abraham, qui se sont faits sur le dos des Palestiniens.


Pour le coup, ceux qui sont seuls contre tous, ce sont les Palestiniens, non? Il n’y a pas d’unité arabe, me semble-t-il.


Les Palestiniens, c'est clair, ont été lâchés par à peu près tout le monde. L’unité arabe est un fantasme occidentaliste. Non, les Arabes sont divisés en nations qui sont parfois en tension, en conflit. Il y a des désaccords profonds entre différents pays arabes, ainsi que des divisions religieuses, ethniques, politiques.


Ce sont toutes ces divisions qui sont évacuées par cette notion de «rue arabe» qui n'a qu'une fonction, c'est de faire peur. De créer le danger d’une populace barbare, violente qui pourrait déferler.


Est-ce vrai que le Hamas empêche les Gazaouis de fuir, afin de continuer à les utiliser comme bouclier?


Il n’est pas impossible que le Hamas fasse cela. Mais on n'a pas d'éléments tangibles pour soutenir ce type d’affirmation. Les témoignages des habitants font état de tirs israéliens sur des gens fuyant vers le sud, des membres de MSF nous le disent, cela s’est passé à l’hôpital Al Shifa. Mais il faut rester prudent, c’est la guerre et l’on sait que le Hamas est capable, lui aussi, de sacrifier des civils.


Qu'est-ce qu'Israël aurait pu faire d'autre que ce qu’il est en train de faire actuellement, après le 7 octobre? Quelles possibilités avait le gouvernement?


Il pouvait y avoir des possibilités militaires d’offensive terrestre mais extrêmement coûteuses en hommes. Donc Israël a choisi l'option du bombardement naval et aérien pour éviter les expositions de ses hommes. Le coût humain et politique aurait été certainement beaucoup plus élevé. Je parle là en reproduisant des propos que j'ai entendus de militaires.


Les autorités israéliennes d'extrême droite ont sauté sur cette occasion pour régler la question de Gaza à leur manière. La violence, comme réponse à la violence, était prévue par le Hamas, mais on peut penser qu’aucune des deux parties n’avait anticipé le niveau de violence que l’on a vu.


On ne peut pas formuler une réponse politique décente à cette situation sans se reporter à la question de l'occupation militaire de la Palestine et de la colonisation. C’est ce qui est à l'origine de tout et c'est à cela qu'il faut s'attaquer, faute de quoi on est dans un cycle inévitablement croissant de violence, de contre violence. Des voix israéliennes conscientes de ce cercle vicieux se font entendre, elles sont très minoritaires mais elles existent. Pourront-elles contrer les forces politiques dominantes qui n’ont d’autre schéma à proposer que le traitement policier et militaire? L’avenir nous le dira.


On constate aussi un petit lavage d’image du Rassemblement national. Est-ce que les juifs de France vont se mettre à voter RN selon vous?


Ils ont déjà commencé. Je ne connais pas les proportions. Il n’y a pas de fichier ethnique ou religieux en France, donc je ne sais pas si c’est mesurable. Des médias communautaires juifs en France ont appelé à s’y opposer.


L’extrême droite juive de France est notamment incarnée par Gilles-William Goldnadel, le plus vocal. Lui fait partie des plus radicaux, mais dans les instances communautaires, il y a certainement des gens proches de lui.


Ces gens-là fabriquent de l'antisémitisme de guerre civile, comme je le disais tout à l’heure en paraphrasant Maxime Rodinson. Les institutions qui prétendent représenter les juifs de France en représentent en gros 20-25%. Ce qui veut dire que 75-80% des Juifs de France n'ont pas de relations avec une instance communautaire quelconque. Mais dans l’ambiance actuelle, les juifs de France sont perçus comme des soutiens, donc des complices des bombardements et suscitent l’énervement, voire la rage, avec de possibles passages à l'acte.


L'ultra droite est divisée entre ceux qui détestent plus les Juifs et ceux qui détestent plus les Musulmans. À ce jour, c’est la partie islamophobe qui s’est manifestée. Le Pen, tout en étant négationniste, ouvertement antisémite dans des réunions privées, était pro-israélien. Ce n’est pas du tout incompatible, parce qu’il n'était pas pour tuer les Juifs, il était pour les virer. Donc on peut, c'est important de le rappeler, être antisémite et pro-israélien.


Pour revenir sur l’histoire du «complotisme» de toute à l’heure: comment explique-t-on que le renseignement israélien n’a rien vu, que l'armée ait mis autant de temps pour intervenir?


J’entendais récemment un militaire dire que l’attaque du Hamas resterait sans doute parmi les faits d'armes à étudier, comme le sont d’autres grandes batailles du coin, d’ailleurs. Je pense que l’explication est double: d'une part le savoir-faire militaire du Hamas, qui a calculé son coup avec une précision et une minutie impressionnante, en neutralisant tous les palpeurs, les censeurs, les capteurs contenus dans les tours de guet. En creusant ou en ouvrant de grands espaces pour traverser avec leurs motos, leurs ULM, leurs drones… ils ont été extrêmement forts.


Il y a ça, puis l’envers de ça, si l'on veut, à savoir le mépris tout colonial dans lequel les Israéliens tiennent les Palestiniens, considérés comme incapables de forcer l’énorme dispositif sécuritaire israélien. La colonisation va toujours de pair avec le mépris.


Vous voulez dire qu’ils ne les imaginaient pas capables de réussir un truc pareil?


Oui. Si le Hamas a mené son attaque 50 ans après la guerre de Kippour, en octobre 73, c’était aussi comme une sorte de rappel que les Égyptiens avaient été capables de marquer des points et de mettre en danger l'armée israélienne comme eux aujourd'hui.


N’oublions pas que, cinq ans après la guerre de Kippour, la paix était signée entre Israël et l'Egypte à Camp David. C’est la séquence rappelée par cette attaque, mais dont la violence a été telle que l'idée d'une paix semble totalement évanouie.


La solution à deux Etats semble un peu loin désormais…


En tout cas, le coût de la non-solution à deux États, c'est-à-dire le coût de la colonisation, a franchi une étape. Et comme le conflit israélo-palestinien a pour caractéristique unique, exclusive d'être un conflit mondialisé, qui a des répercussions, des réverbérations dans le monde entier – il n'y a pas une région du monde dans laquelle ce conflit ne soit pas chez lui d'une certaine manière, par les thèmes qu'il mobilise – je pense que la situation va devenir intenable pour Israël. Je ne sais pas comment Israël va réagir, mais il me semble qu’il y a un virage, parce que le coût de ce conflit va devenir extrêmement lourd. Alors qu'il était négligeable depuis 25 ans.


Ma dernière question sera un peu plus personnelle: comment faites-vous pour garder le recul nécessaire sur ce sujet, en tant que Juif? Vous demandez-vous parfois si vous êtes victime de biais?


Bien sûr, je me demande si j’ai des biais, d’un côté ou de l’autre d’ailleurs. Quand j’étais en Palestine, j’étais au contact de la colonisation dans sa matérialité, dans son caractère concret. Discuter avec des gens arrêtés aux checkpoints et autres, je comprends intimement ce que peut être le sentiment de révolte contre les Israéliens. Et, à plusieurs reprises, je me suis trouvé dans des situations où psychologiquement…


Par exemple, je me souviens de deux scènes qui m’ont chamboulé: l’une en Cisjordanie. J'ai visité un village bédouin. Ils étaient persécutés par un gang de soldats qui avaient abattu leurs tentes à plusieurs reprises, et qui, la veille, avaient tiré dans leur citerne d’eau. Les gens ont été forcés de partir. Ils les harcelaient comme des hooligans. Imaginez-vous être chez vous, persécutée par une bande de voyous en uniforme qui font leur sale besogne alors qu’ils sont censés vous protéger.


Une autre fois, c'était au petit matin, je partais en Cisjordanie, je vois un attroupement. Il y avait une maison qui est en train d'être détruite par un bulldozer blindé, les Caterpillar D9. Monstre de ferraille de cinq mètres de haut, cinq mètres de large, entièrement blindé et grillagé avec une mitrailleuse et d'énormes lames. Il était en train de détruire une maison palestinienne devant les familles qui y habitaient, les parents impuissants, humiliés devant les gamins en pleurs. Ça vous prend la gorge.


Ces engins voués à la pure destruction, ceux qui sont aussi à l'œuvre à Gaza et creusent des passages dans les maisons pour éviter que les soldats israéliens empruntent les rues piégées.


Avec cela en tête, le biais que j’ai est plutôt pro palestinien.


Et mon côté juif là-dedans intervient dans le fait que ce sont des choses qu'on prétend faire en mon nom. Puisque le Premier ministre d'Israël est le Premier ministre des Juifs en général et que nombre de gens disent que l’on n’est pas en train d’agresser des Palestiniens, mais de défendre des Juifs. Le fait que l'on tente de me défendre en se conduisant comme ça, pour moi, c'est une menace. Une mise en danger des Juifs et pas du tout une protection.


Comme je suis issu d'une famille sioniste, cela intervient aussi dans une compréhension interne de ce qu'est le sionisme, en dehors même de toute hostilité au monde arabe et au monde islamique. Quand j'étais plus jeune, que j'étais prosioniste, ce n’était pas du tout par hostilité envers les Arabes, mais par conviction que cette terre était bien aux Juifs. Si bien que les gens qui voulaient détruire cela étaient forcément mauvais.


Pourquoi avez-vous changé d'avis?


La première Intifada, qui m’a fait comprendre que les Palestiniens n’étaient pas une invention propagandiste. J’ai rejeté le thème rebattu de la propagande israélienne qui dit: les Arabes ont 22 pays à eux, laissez-nous un petit pays à nous. C’était le thème propagandiste primordial auquel nombre de gens continuent d’adhérer, ce que je comprends mais ne partage plus. Parce que le prix de cette réalité-là est humainement effroyable.

 

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9 Comments


chmottiez
Nov 29, 2023

merci pour cet article très intéressant!

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suzette.s
Nov 26, 2023

Cette interview éclairante met en évidence la nécessité d'avoir une publication telle que l'Impertinent. J'offre son abonnement à la première personne qui en souscrira un après la lecture de cette interview. Je compte sur vous, chère Amèle, pour me tenir au courant de ce que je vous devrai.

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jean-marc.cerutti
Nov 26, 2023

A nouveau une excellente analyse qui nous change des litanies "mainstream" qu'on nous déverse tous les jours.

Tout est dit et bien dit. Israel a fait une erreur KOLOSSAL en entamant cette opération et en s'entêtant à revendiquer une terre qui, dans le fond, ne lui a jamais appartenu, sauf dans des textes anciens dont l'authenticité est plus que douteuse .

Ce "bazarre" est la conséquence des manoeuvres ignobles du camp americano-européen qui a voulu se faire pardonner la shoah. Et voilà...

Et aujourd'hui, le résultat de cette opération ne sera qu'un accroissement de l'anti-sionisme. Et il y en aura à nouveau pour des dizaines d'années.

Bravo l'extrême droite juive qui n'a rien compris, définitivement !...

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michel.fehr1953
Nov 26, 2023

Génocide en cours... ! Avec la bénédiction de gouvernements Européens tenus par des engagements très très discutables ... lâcheté !!! je n'en dirais pas plus , quoique une piste de reflexion sérieuse, quel est le "retour sur investissement" de ce génocide ??? Allez au hasard ... un accès complet à la mer ? Et effectivement Israêl surfe sur la culpabilité soigneusement entretenue de l'Occident ! La mémoire de la Shoa ! Génocide atroce, mais l'atrocité ne peut pas se quantifier ! Les bouchers du gouvernement Israëliens n'ont pas un blanc-seing de quelques millions de morts en rab !!! ...Qui va oser condamner fermement ce gouvernement parés des atours de la justification de l'injustifiable ? QUI ??? Je constate une chos…

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Michael Wyler
Michael Wyler
Nov 26, 2023

Un seul regret: ce sont quasiment que des Israeliens ou des Juifs qui - même s'ils sont minoritaires - s'expriment de façon sensée et humaine. Où sont donc les interlocuteurs capables de s'exprimer de manière similaire du côté palestinien ou arabe ? Il y a certes quelques rares Mohamed Kacimi ou Tahar ben Jelloun, mais sur place, en Palestine ou en Jordanie, Egypte, Arabie Saoudite, Qatar, Emirats, Kuweit, Turquie, Indonésie, Malaisie, Bahrain, Liban, etc. ?????

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chmottiez
Nov 29, 2023
Replying to

....la censure états-unienne fonctionne à plein régime, à tel point que ça me rappelle les années 'covid': au cours de ces trois dernières semaines, facebook (meta) et linkedin (microsoft) ont chacun supprimé le compte que j'utilisais sur leur plateforme pour soutenir la cause palestinienne...

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