Catherine Riva et Serena Tinari sont deux journalistes d’investigation, spécialisées dans la santé. À la tête de l'association Re-Check, elles ont rédigé des enquêtes marquantes, fouillées et documentées pendant la pandémie de Covid. Grâce à leur expérience et leur spécialisation, elles ont également essayé d’enseigner les bonnes pratiques du journalisme scientifique à leurs confrères durant la crise, tandis que la «doxa du Covid» prenait la place de la déontologie journalistique. Comment et pourquoi? Entretien.

Amèle Debey, pour L’Impertinent: À quel moment vous êtes-vous dit que quelque chose clochait dans notre gestion de la crise Covid?
Catherine Riva: On a vu qu’il y avait des choses qui clochaient très rapidement. Pour ma part, ce fut un documentaire australien qui était censé montrer l'émergence d'une infection bizarre en Chine. On y voyait ces hommes qui marchaient dans la rue et tombaient raides morts.
Il montrait aussi des maisons qu'on était en train d’emmurer pour empêcher les habitants de sortir. Un chercheur supposément décédé de son infection, alors qu’il était jeune et en parfaite santé. Puis surtout, le correspondant australien se filmait lui-même, racontait que, dans son immeuble, les deux voisins du dessous étaient malades, celui du dessus était mort. Il dressait un tableau vraiment apocalyptique en disant, en gros, qu’il ignorait s'il allait s'en sortir. C’était très étrange.
Dès février, il y a eu notamment à la télévision suisse alémanique une émission de débat dans laquelle un employé de banque avançait la solution chinoise comme étant la panacée: il suffisait de tout arrêter pendant deux semaines pour que l’infection disparaisse. Une position complètement incongrue dans la gestion d’une infection respiratoire.
«Jamais je n’aurais pensé que mon pays nous imposerait ce genre de mesures»
Je me rappelle que Serena et moi discutions entre nous de ce sujet et d’autres, à ce moment-là, et on était déjà très sceptiques. On trouvait que ça rappelait curieusement la grippe porcine H1N1. Mais, c'est vrai qu'on a complètement sous-estimé la force d'emballement qui s'est mise en place. On partait du principe que ça allait se dégonfler comme H1N1.
En ce qui me concerne, il a été très clair que le gouvernement perdait la tête au moment de l’annonce de fermeture générale par la présidente de la Confédération de l’époque, Simonetta Sommaruga. Elle disait que, pour une durée indéterminée, il n’y aurait plus d’écoles, sauf les services absolument indispensables, tout le monde devait rester à la maison. Cela m'a paru complètement disproportionné.
Pourquoi était-ce la mauvaise réponse? Cela ne correspondait pas aux plans pandémie mis en place?
Cela ne suivait pas les lignes directrices dont se sont dotés les responsables de santé pour encadrer des événements de ce type-là. Ce sont ces guidelines qu’Anders Tegnell a appliquées en Suède. Elles disent notamment de n’enfermer personne et de ne pas fermer les frontières. Le contraire de ce qui a été annoncé au moment de la conférence de presse de Sommaruga. Jamais je n’aurais pensé que mon pays appliquerait et nous imposerait ce genre de mesures.
Serena Tinari: En janvier, j’ai attrapé la varicelle. J’ai dû aller aux soins intensifs. Quand je suis arrivée aux urgences, à Berne, j’ai été surprise de voir des panneaux qui demandaient de déclarer un voyage en Chine. De 2009 à 2011, je m’étais occupée de ce sujet pour des documentaires d’investigation pour la télévision suisse. Le premier s’intitule Le fantôme pandémique et le second est consacré au Tamiflu, ce fameux antiviral censé nous protéger contre le virus. Les analogies avec le Covid étaient évidentes. Le déclic a été de voir débarquer ma mère avec un masque fait maison.
Les images venues d’Italie du Nord ont contribué à déclencher la panique. Vous qui êtes Italienne, que pouvez-vous nous dire à ce propos?
J’étais en Suisse à ce moment-là, mais j’ai bien sûr beaucoup de contacts en Italie, dont des médecins et des chercheurs. Il était assez clair qu’il s’agissait d’un cluster en Lombardie. C’était la panique dans tout le pays. Mais il était évident assez vite que cela concernait uniquement les régions autour de Bergame et de Milan, là où la santé publique est proche du désastre en général et où les épidémies annuelles de grippes menacent déjà de faire déborder les hôpitaux chaque année. Les données montraient explicitement que, contrairement à l’emballement général, toute l’Italie ne serait pas touchée. Alors qu’on nous dépeignait une situation semblable à Ebola.
Sur le plan scientifique, quelles sont, selon votre expérience, les principales erreurs commises dans la gestion de cette crise?
Catherine Riva: Elles sont très nombreuses. Il y a d'abord le fait que les dirigeants faisaient comme s'ils n'avaient absolument rien appris des ratés de la gestion de la crise H1N1. D’abord, de se fier aux modélisations de quelqu'un comme l'épidémiologiste britannique Neil Ferguson, dont la seule constante est de toujours dramatiser. Les exemples ne manquent pas, comme pour les zoonoses, ces maladies qui touchaient les animaux, où il avait prédit la mort de tous les cheptels de Grande-Bretagne. Ce qui distingue toutes ses modélisations, c'était qu'il se trompait et qu'il exagérait beaucoup.
Ensuite, on a eu très vite eu des données sur la gravité présentée par le Covid: il touchait principalement des personnes très âgées ou déjà malades. C’est ce que montraient, par exemple, les données du Diamond Princess, ce paquebot obligé de rester à quai au Japon. On savait déjà que les enfants, qui peuvent être très touchés par les vagues de grippe, ne courraient pratiquement aucun risque avec le Covid. Que c'était à partir de l'âge de 70 ans que le risque était le plus élevé.
«Saisis de panique, les médecins intubaient pour se protéger eux-mêmes»
Il y a eu aussi la volonté d’intuber les malades du Covid, alors que toutes les lignes directrices qui existent aux soins intensifs recommandent d’être très circonspects dans l'usage de la ventilation mécanique, parce qu'on sait que les poumons des personnes âgées sont très fragiles et qu'on risque ainsi de leur infliger des lésions qui peuvent être fatales. On s'est rendu compte aussi que la panique avait complètement saisi les médecins. Ils n’intubaient pas pour protéger leurs malades ou pour les aider à guérir, mais pour se protéger eux-mêmes. Pour que les médecins n'attrapent pas le Covid.
Serena Tinari: À ce moment-là, Tom Jefferson et Carl Heneghan, deux experts de l’université d’Oxford, ont commencé un travail extraordinaire. Ils ont ouvert une plateforme sur laquelle ils ont publié des articles très clairs, notamment sur la gestion des pandémies au temps des Romains, qui jamais n’avaient isolé des personnes saines. On y trouvait aussi des articles sur les tests PCR et le port du masque. Toutes les preuves étaient là, mais cela n’a rien changé.
«De telles images sont presque officieusement interdites dans le métier»
À partir de ce moment-là, en tant que journalistes spécialisées dans le domaine, nous avons été grandement sollicitées par des confrères, y compris à l’international. On s’est très vite rendu compte que l’on avait beau expliquer ce qu’il en était vraiment lors de cours ou de webinaires, le résultat était toujours le même: une couverture anxiogène de la crise. La question serait alors plutôt de savoir quelles erreurs n’ont pas été commises.
Sur le plan journalistique, quelles erreurs avez-vous relevées dans la couverture de cette crise?
Serena Tinari: C'est sûrement le manque complet d'esprit critique, le fait de se laisser prendre par la panique, le clickbaiting… C’était la grippe porcine sous stéroïde! Les mêmes mécanismes, avec la dramatisation du message et le choc des images. En tant que journaliste d’investigation qui a travaillé pour la télévision, je peux confirmer que l’on ne montre d’habitude jamais de telles images, comme celles de personnes intubées sur des lits d’hôpital. Nous ne sommes pas des médecins et on sait que le public ne peut pas digérer de telles images. C’est presque interdit officieusement dans le métier. Mais toutes les digues avaient sauté, comme on l’a expliqué dans notre article sur le journalisme pandémique.
Catherine Riva: Effectivement, le questionnement critique manquait cruellement, ainsi qu’une mémoire historique. Dix ans auparavant, c’était H1N1. Les journalistes trentenaires étaient peut-être un peu jeunes pour s’en souvenir, mais pas les journalistes de plus de 40 ans. Pourtant, ils faisaient comme s’ils n'avaient jamais rien vu de semblable en termes d’infection respiratoire.
On peut noter aussi cette manière de se laisser fasciner par des chercheurs qui n'avaient pas vraiment de track record pertinent dans ce domaine, pourtant qui arrivaient avec des simulations prédisant l'avenir. Et cet avenir était toujours extrêmement sombre, alors qu'il n'y avait rien dans l'expérience quotidienne des gens qui reflétait cette dramatisation.
«Le stress extrême des soignants était dû aux mesures anti-Covid, pas aux patients»
À l'époque, l’un de mes amis travaillait dans un hôpital cantonal, où il était responsable des applications cliniques. Lui aussi s'est très vite rendu compte qu’on racontait n'importe quoi, car il pouvait suivre l'évolution des cas. Ce n’est pas un hôpital universitaire, mais il est doté d’une unité de soins intensifs et ceux-ci sont restés vides. Comme le personnel soignant fonctionne toujours à flux tendu, c’est surtout le fait d’avoir ajouté de nouvelles routines qui a mis le personnel soignant dans un état de stress extrême. Celui-ci n’était pas dû aux patients, mais aux mesures anti-Covid qu’ils devaient appliquer, comme empêcher les proches de pouvoir dire au revoir à la personne qui était en train de mourir, etc. On a donc noté, dans la couverture médiatique, une incapacité à mettre en relation le drame que nous prédisaient ces chercheurs et ce qui se passait dans la réalité.
Ensuite, il y a eu cette espèce d'emballement qui a consisté à mettre les dirigeants toujours plus sous pression s'ils ne prenaient pas des mesures encore plus draconiennes. Alors que les journalistes auraient dû être là, au contraire, pour leur demander des comptes.
Interview d'Alain Berset par la télévision publique, en décembre 2020.
«Nos dirigeants ont complètement torpillé le système suisse»
Nos dirigeants ont complètement torpillé le système suisse, qui fonctionne selon un principe de subsidiarité: on doit pouvoir tout régler au niveau communal et ne déléguer au niveau cantonal que ce qu'on ne peut pas régler au niveau communal. Et pareil pour le niveau cantonal, on ne délègue au niveau fédéral que ce qu'on ne peut pas régler au niveau cantonal. Et là, tout d’un coup, tout venait de Berne. Le Parlement s’est dissous comme par magie parce que tout le monde est parti se cacher à la maison, c'était quand même incroyable! Là aussi, les journalistes auraient dû poser des questions.
Au début des conférences de presse en ligne, on était atterrées par le niveau de leurs questions. En fait, une seule bonne question a été posée à Daniel Koch. Alors qu’il annonçait le nombre de personnes sous respirateurs et aux soins intensifs au jour J, un journaliste a demandé quel était le taux ordinaire de personnes intubées. Koch l’a foudroyé du regard et lui a dit: «Je ne sais pas». Le journaliste s’est excusé d’avoir posé la question!
Aucun journaliste n’a repris la balle au bond. D'abord pour dire à Koch qu’il ne pouvait pas traiter un collègue avec une telle condescendance, puis pour exiger qu’on nous procure le chiffre du taux normal de personnes sous intubation en Suisse chaque jour.
Serena Tinari: Cela m’amène à un autre point problématique du traitement médiatique de cette crise: le manque de mise en perspective. Un chiffre n’a de sens qu’avec un dénominateur. Ils ont complètement raté une chose qui est vraiment la base du métier: ils n’ont pas demandé les chiffres, ils ne les ont ni cherchés, ni fournis.
De par notre expérience, on sait que les compétences dans ce domaine complexe ne s’improvisent pas. Mais, du jour au lendemain, on a vu des gens convaincus d'être experts dans les domaines de la santé publique et de la médecine, alors que la majorité des journalistes qui traitaient des sujets Covid étaient des correspondants parlementaires qui s'occupent de l'actualité et ne comprennent rien aux sujets scientifiques. Cela a été un problème majeur.
«Poser les bonnes questions ne semblait pas beaucoup intéresser les journalistes»
Catherine Riva: Il est vrai que les outils pour traiter de ce genre d'événements ne sont ni intuitifs, ni immédiats. Nous en étions conscientes et c'est pourquoi nous avons publié le guide pour le GIJN (ndlr: Global Investigative Journalism Network). On a dit oui à toutes les demandes de webinaire qu'on nous a adressées, parce qu'on se rendait bien compte que ce n'est peut-être pas facile pour les journalistes de s'y retrouver.
Or, il est apparu malheureusement assez vite que poser les bonnes questions ne semblait pas les intéresser. Ils trouvaient beaucoup plus excitant, je crois, beaucoup plus vertigineux d'être partie prenante de cette dynamique. De toujours jeter de l'huile pour que le feu puisse repartir sans arrêt.
Nous n’étions donc plus dans le domaine du devoir journalistique, à savoir raconter le réel, mais dans la poursuite d’un narratif?
Catherine Riva: Je crois qu'ils ont sombré dans une espèce d'ivresse. Au mois d'avril, quand toute la Suisse s’est arrêtée, ils ont eu l'impression de vivre un moment incroyable. Puis le soufflé a commencé à retomber avec la fin de la première vague.
(Re)lire notre interview d'Alexis Favre: «Les médias se sont sentis investis d’une forme de mission presque soldatesque»
Mais les chercheurs de la Task Force, qui venaient d'entrer en fonction, n'avaient aucune intention de la dissoudre. Ils ont essayé de se maintenir le plus longtemps possible et ils y sont parvenus. Ils ont été présents pendant deux ans, de manière active, et on a publié une investigation sur leur rôle et leur travail. Le soufflé se serait dégonflé beaucoup plus vite si les médias avaient joué leur rôle critique, avaient toujours eu en tête leur mission, à savoir l'intérêt du public. Leur rôle est de lui donner des informations qui lui permettent ensuite de prendre des décisions en toute connaissance de cause, et pas de lui dire ce qu’il doit penser ni comment il doit agir. C’est la base du journalisme, et cela a été complètement perdu de vue pendant cette crise.
Cinq ans plus tard, comment est-ce qu'on explique que ce se soit passé comme ça?
Il y a plein d'hypothèses qui ne peuvent pas être vérifiées. Mais on sait très clairement qu’il y a eu des manipulations intentionnelles mises en place, à partir du moment où la campagne présidentielle aux États-Unis a commencé, pour ne pas faire réélire Trump.
Par exemple, on sait que des agences gouvernementales ont eu contact avec la rédaction de Twitter – ce qu’ont montré les Twitter files – et leur ont donné des instructions très claires. Ils ont dû faire la même chose avec Facebook. Ils se sont rendu compte que c’était une bonne méthode pour semer la division dans la population, faire en sorte qu'elle ne s'occupe pas du reste, mais s'écharpe parmi.
Serena Tinari: En Angleterre, Laura Dodsworth a écrit le livre A State of Fear: How the UK Government Weaponised Fear During the Covid-19 Pandemic, dans lequel elle revient sur les preuves de l’existence d’unités de nudging, chargées d’étudier comment manipuler la population pour la plonger dans la peur et semer la division.
Toute la narration qui disait que l’on n’était pas un bon citoyen si on ne suivait pas les consignes du gouvernement a été étudiée et planifiée. Ce n’est pas du complotisme, on en a les preuves.
«La question des conflits d'intérêts dans le monde de la recherche médicale et scientifique est partout»
La question du vaccin est arrivée très tôt. À ce moment-là, il est évident que des intérêts commerciaux ont commencé aussi à jouer leur rôle, notamment par le biais de key opinion leaders. Le monde de la recherche médicale et scientifique est pourri. La question des conflits d'intérêts est énorme, elle est partout.
La gestion du Covid était donc une combinaison de tous ces facteurs activés en même temps: une cohésion entre les gouvernements, l’industrie, les journalistes – y compris biomédicaux – pour aboutir à cette manipulation des masses. On sait que la peur de tomber malade est très puissante. Tout le monde s’est emballé.
Vous voulez dire qu’on a fait peur à tout le monde pour pouvoir vendre un vaccin?
Catherine Riva: Je pense que plusieurs objectifs ont été poursuivis. Il y avait également l’aspect d'ingénierie sociale: ils ont voulu voir si les gens étaient prêts à faire ce qu'on leur demandait, même lorsqu’il s’agissait d’actes monstrueux que personne n’aurait acceptés en temps normal. Effectivement, l’histoire a démontré en l’occurrence ce que je n’aurais jamais cru possible: que les gens s’enferment pour échapper à un virus.
Dans l’interview que j’ai réalisée de Virginie Spicher, elle déclare notamment qu’il n’y a plus de place pour la démocratie en période de crise.
C’est pourquoi le rôle du journaliste est d'autant plus vital. La plupart des gens ne signeraient jamais pour la dictature. Le devoir de vérité des médias est encore plus pressant et important dans une situation pareille, où on a de facto, stoppé le fonctionnement de tous les garde-fous face à un exécutif trop puissant. En Suisse, c'était très choquant parce que nos exécutifs sont en principe assez faibles. Ils ont vécu une forme d’ivresse. Alain Berset ne cachait pas son enthousiasme. On a traité ces aspects dans notre article Démocratie en mode pandémique: l’étrange cas du certificat COVID.
«Tous les sujets Covid diffusés par RSI devaient passer par une unité coordonnée par les autorités»
Serena Tinari: Au Tessin, il y a eu un groupe de journalistes de RSI, la télévision publique de langue italienne, qui travaillait pour les autorités. Tous les sujets Covid diffusés par RSI devaient passer par ce bureau de censure supposé aider des journalistes, mais qui était en fait une unité coordonnée par les autorités du canton.
En Suisse romande, la police devait approuver si tu pouvais parler ou pas avec des médecins. Parfois, elle t’accompagnait en interview pour vérifier les questions posées et les réponses données. Ce qui est incroyable, c’est qu’Impressum, le syndicat des journalistes, a fait un sondage qui montrait que les choses ne se passaient pas bien pour les journalistes, qu’on ne les laissait pas travailler correctement. Personne ne s’est révolté de cet état de fait. Les détails sur cette situation incroyable sont traités dans notre article Journalisme en mode pandémique.
Est-ce que le phénomène de l’autocensure des journalistes a également joué? Ils n’osaient pas poser certaines questions de peur de passer pour des complotistes?
Catherine Riva: Il est évident que c'était le meilleur moyen de faire taire des voix qui poseraient des questions. Rien que le fait d’en soulever pouvait nous valoir d’être soupçonnés de complotisme. On passait notre temps à marcher sur des œufs.
J'ai relu récemment un article que l'on a écrit à cette époque et je me souviens avec quelle acribie on regardait toutes les virgules, chaque mot choisi. Car si on voulait encore être entendues, il nous fallait manœuvrer avec une extrême prudence. C’était scandaleux.
Serena Tinari: On a eu beau être très consciencieuses, cela n’a rien changé. Lorsqu’on travaille avec l’Evidence-Based Medicine (EBM, médecine basée sur les preuves), on doit être prudentes par principe, interroger les données et les intérêts de ceux qui les communiquent. Cela demande une méthodologie d’enquête très scrupuleuse.
En 2020-2021, nous avions beaucoup de demandes de webinaire, de keynote speech. Puis ça s’est doucement arrêté. Parce qu’évidemment, ce qu’on disait aux journalistes à propos de la lecture et du déchiffrage de la littérature scientifique ne leur plaisait pas.
«Beaucoup de chercheurs n'étaient pas du tout d'accord avec ce qu’il se passait»
Je pense qu’on a créé beaucoup de peur dans la population, parce qu’on avait tout d'un coup l'impression qu’on était face à quelque chose qu'on ne connaissait pas du tout, qu’on n’avait aucun moyen de se défendre. J'ai reçu plein d'appels de mes proches qui s’inquiétaient d’avoir de la place aux soins intensifs.
La Suisse a acheté plein de respirateurs qui n’ont pas été utilisés, puis revendu en Afrique. Un des nombreux non-sens de cette période.
Catherine Riva: J’ajouterais que la plupart des journalistes ne s'autocensuraient pas. Ils adhéraient à cette manière de voir les choses. C'était pour les autres que le positionnement était toujours très délicat avec, d'un côté, la volonté de continuer à publier sans se retrouver voué aux gémonies, et d’une autre, de pouvoir publier pour faire avancer la discussion. Car nous faisions du surplace.
Beaucoup de chercheurs n'étaient pas du tout d'accord avec ce qu’il se passait, mais risquaient, s’ils s’exprimaient, de perdre les fonds destinés à leurs recherches. C’était ce qui leur pendait au nez s’ils n’affichaient pas la bonne position. On a tendance à oublier toutes les personnes que l’on a détruites par cette manière de faire. Ceux qui ont dû quitter leur emploi à cause des positions qu’ils défendaient, ou qui ont été mobbés, etc.
«Si les choses commencent à mal tourner, on verra qu’il y a encore beaucoup de haine dans la société»
Ce qu'on appellerait de nos vœux, c’est qu’une commission vérité soit créée afin de réexaminer la gestion de la crise Covid. Parce qu’on est cinq ans après et il n’y a eu aucun travail de mémoire, à part dans les cercles qui sont déjà convaincus que la gestion n’a pas été bonne. Je ne vois aucun signal que l’on est prêt à se mettre à table, à discuter, à faire amende honorable.
Cela veut dire que, dans nos sociétés, les camps se divisent de plus en plus. Comme on est dans une situation de paix pour l’instant, de relative prospérité par rapport à nos voisins, il n’y a rien autour de quoi s’écharper. Mais si les choses commencent à mal tourner, on verra qu’il y a encore beaucoup de haine dans la société. Ce qui n’est pas bon pour un pays. On ne peut pas enfouir les choses comme si elles n’avaient jamais existé.
Parlons un peu de l’EBM (médecine basée sur les faits), qui vous sert de guide. N’a-t-elle pas certaines limites? On lui reproche notamment d'être trop centrée sur les essais cliniques, parfois au détriment de la personnalisation; d’être vulnérable aux conflits d'intérêts des laboratoires; un risque de rigidité qui peut réduire l'autonomie des médecins et conduire à une dévalorisation des approches alternatives et holistiques. Est-ce que ces points-là ne sont pas justement ceux qui ont posé problème durant cette crise?
Catherine Riva: Au contraire, ce qui a caractérisé cette crise, c’est que l’EBM n’a été appliquée à aucun moment. Par exemple, la Task Force n'a pas mené un seul essai clinique – alors que la Suisse offrait un terrain parfait pour des études de cluster – sur les mesures non pharmaceutiques, comme la distanciation sociale, le port du masque, etc. En Suisse, on aurait parfaitement pu les faire et étendre leur validité au reste des pays industrialisés.
«Près de 60% des nouveaux médicaments approuvés par la FDA l'ont été au terme d'une procédure accélérée»
Les essais cliniques randomisés contrôlés en double aveugle qui posent une question cliniquement pertinente sur des endpoints et non pas sur des critères de substitution, cela reste le meilleur outil qui existe pour pouvoir évaluer la sécurité et l'efficacité d'un produit, d'une intervention ou d'une mesure. A partir du moment où ils sont menés de manière indépendante et sans conflit d’intérêts.
Le problème, c'est que très peu d’essais répondant aux qualités que j'ai énuméré sont conduits chaque année. Les conflits d’intérêts jouent un rôle colossal et cela va plutôt en se détériorant qu'en s'améliorant. J’ai lu récemment que près de 60% des nouveaux médicaments approuvés par la FDA l'ont été au terme d'une procédure accélérée. Cela veut dire que l’on raccourcit les temps minimaux normaux pour pouvoir évaluer un produit et que l’on ne l’évalue pas sur des critères cliniques pertinents.
Quant à la critique de l’EBM qui suggère qu’elle se moque des patients, elle est complètement fausse. Cette méthode est le meilleur moyen de les protéger contre des médicaments qui n’ont aucun effet positif et donc ne peuvent avoir que des effets négatifs. Je m'inscris en faux contre ces critiques et je crois que l’on confond l’EBM et la recherche médicale, qui sont des choses très différentes.
Serena Tinari: L’EBM comporte trois piliers. L’un d’eux porte sur l'expérience clinique du médecin. Un autre sur les souhaits du patient. C'est la démarche la plus intéressante que l’on trouve aujourd’hui.
Il est important de mentionner un autre aspect qui a totalement été mis de côté pendant le Covid: comme nous l’avons écrit dans notre guide GIJN, les données recueillies dans le cadre d’essais cliniques sont de la meilleure qualité possible, car elles répondent à des critères stricts. Cela n’est plus valable aujourd’hui. C’est fini! Parce que les essais cliniques pour les vaccins ont été très mal réalisés, dans des procédures accélérées complètement folles. Un vrai désastre!
Il faut noter également qu’il n’est pas correct de dire qu’on n’avait pas les données. Etant donné que les protocoles d’études cliniques pour le développement de ces vaccins ont été publiés sur ClinicalTrials.gov, on a tout de suite vu qu’il s’agissait d’un design délirant. Peter Doshi a publié un article fondamental à ce propos dans le British Medical Journal, mais cela n’a rien changé. La revue Cochrane sur le port du masque a été manipulée, dans le New York Times, par une femme qui se prétend chercheuse alors qu’elle a brièvement étudié la statistique durant ses études de sociologie.
«On n’a jamais donné une chance aux traitements précoces d’être étudiés correctement»
Catherine Riva: Je crois que les critiques émises à propos de l’EBM ont surtout été le fait des adhérents de traitements à l'hydroxychloroquine et l'ivermectine. Ceux-ci affirmaient avoir fait beaucoup d'études qui montraient toujours un effet. Ce que les adhérents de l’EBM reprochaient à ces études, c'est leur faible niveau de preuve. Il ne s’agissait pas d’essais randomisés contrôlés, mais juste d’études observationnelles, qui ne suffisent pas car elles ont beaucoup de biais potentiels et de facteurs confondants. Je me suis d’ailleurs toujours demandé pourquoi ces chercheurs étaient pareillement opposés à l'idée de faire des essais randomisés contrôlés, parce que la randomisation empêche la survenue de ces biais. Ils prennent un certain temps à être conduits, mais permettent, à terme, de sauver des vies.
Serena Tinari: Comme le disait Peter Doshi, on n’a jamais donné une chance aux traitements précoces d’être étudiés correctement. Des médecins ont dû soigner leurs patients en cachette de peur de perdre leur licence et rien n’a pu se faire dans cette ambiance toxique.
Catherine Riva: Des espèces d’églises se sont créées, y compris pour l’HCQ et l’ivermectine. Je rappelle que, dans les essais cliniques qu’a menés l’OMS, il a été démontré que le meilleur traitement contre le Covid était la dexaméthasone, une vieille molécule génériquable, qui n’aurait fait gagner de l’argent à personne. Je n’ai jamais compris pourquoi les adhérents de l'hydroxychloroquine n’ont jamais – à ma connaissance – mentionné une seule fois cette molécule.
Sans doute parce que l’hydroxychloroquine et surtout le professeur Raoult ont pris toute la place?
En effet. J'aimerais aussi rappeler que le professeur Raoult a été un des grands supporters de la vaccination des enfants avec le vaccin Pandemrix dans le cadre de la grippe H1N1. Il avait assuré que ce vaccin était sûr et poussé à son utilisation. Alors qu’on sait maintenant que ce vaccin peut provoquer des narcolepsies chez les enfants. C’est aussi un chercheur qui, parfois, va vite en besogne et qui aime bien être sous le feu des projecteurs. Il n’est pas un valeureux Robins des Bois anti-establishment. En même temps, je trouve choquante et scandaleuse la manière dont on l’a traîné dans la boue et dont on l’a conspué. Mais ce n’est pas le seul cas où l’on a fait n’importe quoi. Ce qui a caractérisé cette crise Covid, c’est que c’était n’importe quoi sur tous les fronts, de A à Z.
D’ailleurs, sans transition, cela n’a semblé choquer personne que le président du conseil d’administration de la NZZ – un des principaux journaux de Suisse – ait également été à la tête d’une entreprise pharmaceutique. On note également que Pfizer fait partie des sponsors de l’International Center for Journalists (ICFJ). Tout cela ne pose-t-il pas un petit problème?
Serena Tinari: Oui, mais cela fait des années qu’on l’a remarqué. En fondant Re-Check, on s’est forcément posé la question du business model. On s’est demandé comment on allait pouvoir payer nos factures avec notre travail. Déjà en ce temps-là, on a remarqué que le journalisme d’investigation dans les domaines de la santé était très corrompu. A chaque fois qu’on nous proposait de l’argent et qu’on allait rechercher d’où il venait, on s’apercevait que la Bill and Melinda Gates Foundation, par exemple, était partout. Cela crée des conflits d’intérêts, car on ne mord pas la main qui nous nourrit.
Le problème est encore plus grand quand on a le CEO de Pfizer qui est interrogé sur le confinement dans la presse. Quelle est sa légitimité pour en parler? C’était vraiment une première!
Catherine Riva: Sans parler des institutions de fact-checking qui ont fait un travail ridicule qui nous aurait fait éclater de rire si les conséquences n’avaient pas été aussi dramatiques! Les arguments qu’ils avançaient pour censurer des contributions parfaitement justifiées et étayées étaient grotesques.
Mais il semblerait que le fonctionnement même du système soit problématique: trouvons-nous normal que Swissmedic (le régulateur suisse des produits de la santé) soit financé à 95% par les entreprises dont il approuve les produits?
Oui, mais c’est le Parlement, autrement dit le législateur, qui en a décidé ainsi, pas Swissmedic. Et le législateur suisse n’a fait qu’imiter les Etats-Unis, où la FDA est financée à 85% par les firmes. On parle d’ailleurs de capture réglementaire par l’industrie .
Serena Tinari: La journaliste australienne Maryanne Demasi a rédigé un article sur ce problème, qui est le même partout, pour toutes les agences réglementaires. Le deuxième problème, non moins important, ce sont les conflits d'intérêts de ceux qui édictent les guidelines, censées encadrer la prescription. Il y a aussi toute la question de la formation continue des médecins…
Catherine Riva: C'est un système complètement dysfonctionnel.
Dans nos cours, pour désigner les différentes instances à l’œuvre, on les représente par des sphères qui forment un système où les instances se contrôlent réciproquement. On a l’impression que si l’une faillit, l’autre pourra venir en renfort. Mais quand on les prend une à une, on se rend compte que les problèmes inhérents à chacune de ces sphères sont tellement nombreux que tout le système ne peut que dysfonctionner. Et les acteurs qui ont intérêt à ce que ce système soit dysfonctionnel sont très nombreux.
«Désormais, qualifier Pfizer de cow-boys de l’industrie, c’est être complotiste»
On fait croire aux patients, à la population, que si l’on trouve un mouton noir quelque part, ce n'est pas grave parce qu’il y a beaucoup d'autres moutons blancs ailleurs pour sauver la mise. Ce n’est malheureusement pas le cas. En réalité, ce système censé protéger la population et les patients ne peut plus remplir sa mission. Mais il y a trop d’acteurs qui en profitent pour qu’on puisse espérer des réformes en profondeur.
On a tendance à identifier les pharmas comme les méchants, mais cette crise Covid nous a également appris que les autres acteurs de la santé – y compris les acteurs publics – peuvent également être propagateurs de fausses informations et mus par des intérêts propres, non?
Catherine Riva: Tout à fait. Les journalistes entretiennent l’illusion selon laquelle, lorsque ça vient de l'État, c'est bien, et que seuls les acteurs privés sont mauvais, parce qu’ils sont obnubilés par le profit. C’est beaucoup plus compliqué.
Serena Tinari: D’autant plus que ça a changé avec le Covid: tout d’un coup, l’industrie et sa mauvaise réputation devenaient le bienfaiteur.
Dans les cours que nous donnions à l’attention des journalistes, nous avons toujours dit que c’était une catégorisation erronée, car les pharmas font du business. On n’attendrait jamais d’un vendeur de voitures qu’il œuvre pour le bien commun. Les pharmas font donc leur travail, les gens qui nous dirigent établissent les règles du jeu et les journalistes font partie du système de contrôle. Tout ce système est hors service depuis le Covid. Désormais, qualifier Pfizer de cow-boys de l’industrie, c’est être complotiste.
Catherine Riva: Nous avons également assisté au malentendu selon lequel les journalistes étaient là pour encourager la vaccination. Lors d’un webinaire, nous avons commenté le premier communiqué de presse de Pfizer à propos de l’homologation temporaire de son vaccin Comirnaty. Nous avons relevé les informations cruciales qui manquaient et, à la fin, on nous a demandé si on ne risquait pas de faire le jeu des antivax en posant ces questions. Comme si la mission du journaliste était de relayer les arguments en faveur de la vaccination.
«Copier-coller les communiqués de l'industrie pharmaceutique est devenu la norme»
Serena Tinari: Le copier-coller a toujours été un problème dans le journalisme, mais on atteint le délire lorsqu’il s’agit de copier-coller des communiqués de presse de l’industrie. C’est aujourd’hui devenu la norme.
A partir du moment où on arrive toujours à trouver des études qui vont dans le sens de nos propos, des spécialistes, des témoignages qui reprennent l'angle que l'on a décidé de donner à son article, est-ce que tout article n'est pas condamné à être biaisé en fonction des perceptions de l’auteur? Comment le journalisme peut-il conserver sa crédibilité face à cela?
Catherine Riva: Je crois qu’il faut différencier les types d’articles. On a un peu tendance à oublier qu’il y a d’un côté des commentaires, des opinions. Et, de l’autre, des contributions médias qui sont censées donner des informations au public sans lui dire ce qu’il doit faire. Ce sont des pratiques encadrées par un système de règles. Comme celle qui dit, par exemple, que l’on doit aussi donner la parole à ceux qui s’opposent aux mesures dont on relaie l’avènement, par exemple. Et si l’on fait intervenir des gens où tout indique qu'ils sont d'un avis contraire, il faut le faire sans préjuger de la valeur de ces intervenants. C’est là quelque chose, je crois, que les journalistes ont tendance à oublier.
Si je relaye les propos de groupes qui sont sceptiques par rapport à la vaccination, on me dira toujours: il faut demander aussi leur avis à des experts du sujet, comme au président de la Commission fédérale pour les vaccinations. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que, si j’écris un article sur l’avènement d’un nouveau vaccin, personne ne va me dire d’aller demander leur avis aux antivax.
Dans le cas de l'investigation dans le domaine de la santé, c’est pour ça que l'on recommande aux journalistes d'intégrer au moins les règles de base de l'EBM. On a ce fantastique outil qui existe, avec lequel on peut véritablement évaluer la valeur des données disponibles. Donner plus de valeur à un sous-groupe qui arrange le sponsor de l’étude, par exemple, c’est ce que fait l’industrie pharmaceutique. Il n’y a aucune raison pour que les journalistes fassent comme elle. L’EBM donne des règles pour pouvoir mener correctement son analyse et relever les questions importantes qui restent sans réponse.
Il existe d’ailleurs des parallèles frappants entre les meilleures normes du journalisme d'enquête et les normes de l’EBM. Ce sont des pratiques qui, en principe, doivent être encadrées, mais c'est vrai que c'est de moins en moins le cas. Les journalistes font de plus en plus du commentaire déguisé en article ou en enquête.
Je ne peux que joindre mes louanges et mes remerciements à ceux de tous ces préopinants. Quand est-ce que l'omerta "officielle" prendra fin?
C. Riva et S. Tinari ont été deux lumières dans l'obscurité de la période covid et leur travail est magnifique d'intelligence et de probité. Merci pour cette interview. Encore un article que le monde entier nous envie!! 🤩
Encore un excellent article à ajouter au recueil des « archives du Covid » de l’Impertinent, bravo!
Je partage avec ces deux magnifiques femmes journalistes, le vœu d’une « commission vérité » ou tout autre moyen de réaliser et de rendre public un véritable bilan de la crise Covid. En effet, comme elles, et en tant que psychologue , je suis convaincue que nos sociétés ne pourront se reconstruire sainement sur le long terme que si ce travail, indispensable à une réconciliation, est fait sur la place publique, et pas uniquement dans les milieux déjà convaincus que la gestion Covid a été désastreuse. Et si ce travail pouvait marquer aussi la fin d’une période d’impunité pour les puissants, une nouvelle ère, de …
Excellent article qui met en exergue les vraies questions qui ne se posent plus dans le monde journalistique et politique! Comme si l'évidence des conflits d'intérêts devait à tout prix être gommée. Les politiques et Médias auraient-ils été arrosés par l'industrie pharmaceutique? Certainement!!!
Merci pour cet excellent article. Il serait à envoyer aux autorités, députés, sociétés médicales, hôpitaux, procureurs, rédactions, etc.
Le problème est que ce petit monde ne veut surtout rien savoir, ayant été complice de ces véritables crimes d'état contre la population et contre la démocratie.
Le déni est verrouillé par la participation au crime.
Il nous reste bien du chemin à parcourir...