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La balkanisation de la liberté d'expression

Photo du rédacteur: Fabrice EpelboinFabrice Epelboin
chronique numérique
© Canva

La liberté d'expression, jadis fantasmée comme un dogme démocratique universel avant que ne débarquent les réseaux sociaux, est aujourd'hui fragmentée entre différentes visions régionales et politiques. L'affrontement entre le free speech américain et les multiples variations du concept que l'on trouve en Europe dessine une balkanisation des fondamentaux démocratiques européens, et annonce une confrontation avec les USA en ordre dispersé le DSA (règlement européen sur les services numériques, ndlr) ayant délégué aux Etats membres le soin d'arbitrer les élégances en matière de liberté d'expression. Chaque autorité de régulation des 27 pays de l'Union confie le soin d'identifier les contenus à censurer à des entités privées aux pratiques opaques, qui sont désignées dans le plus grand secret. Ce morcellement pose une question essentielle: qui décide, et au nom de quelles valeurs, de ce qui peut ou non être dit sur les réseaux sociaux?


L'élaboration du Digital Services Act (DSA) en Europe avait nourri l'espoir d'une régulation homogène, conciliant la liberté d'expression et la lutte contre les dérives en ligne. Pourtant, loin d'instaurer un cadre cohérent et uniformisé à l'échelle du continent, ce dispositif confère à chaque nation la prérogative d'interpréter à sa guise les frontières du discours admissible. Ainsi, la liberté d'expression se voit fragmentée, soumise à des déclinaisons régionales dictées par des cultures disparates de la «bienséance» numérique.


Ce dispositif repose sur les «signaleurs de confiance», des ONG ou des associations investies du pouvoir de repérer les contenus jugés «toxiques» et de les signaler aux plateformes, qui, sous la pression de potentielles sanctions, sont incitées à les supprimer. Or, ces shérifs de la liberté d’expression échappent à tout contrôle démocratique et ne sont soumis à aucune exigence de transparence. Comment sont-ils choisis? Sur quels critères opèrent-ils? Quelle est l’ampleur des contenus supprimés et selon quelles justifications? Autant d’interrogations laissées en suspens. Là où une procédure judiciaire passerait par l’intervention d’un juge pour statuer sur l’illégalité d’un contenu, ce mécanisme s’appuie sur des décisions discrétionnaires, prises dans l’opacité, le plus souvent déléguées à des algorithmes et sans encadrement démocratique.


Paradoxalement, les plateformes numériques se retrouvent à la fois juges et parties, sommées d’arbitrer entre les exigences disparates des États européens et la récente résurgence du soft power américain en matière de free speech, qui rejette toute forme de censure, hormis celle des contenus manifestement illégaux, comme l’a souligné le vice-président américain JD Vance lors d’un passage éclair au sommet de l’Intelligence Artificielle récemment organisé à Paris. Mark Zuckerberg et Elon Musk ont, de leur côté, entériné la fin de toute collaboration avec les fact-checkers, privilégiant une autorégulation communautaire pour contenir la désinformation. De plus, les autorités américaines, sous l’égide d’une administration résolument attachée à une liberté d'expression sans entraves, soutiennent les plateformes dans le rapport de force qui s’initie avec l’Europe. Mais ce n’est pas tant un bras de fer entre Washington et Bruxelles qui se joue ici, qu’une confrontation asymétrique entre la puissance américaine et des nations européennes en ordre dispersé, chacune tentant d’imposer son point de vue et ses intérêts face à son opinion publique dans une démocratie numérique balkanisée.


Mais ce n’est pas tant la question de la censure qui inquiète, que celle des méthodes employées. Aujourd’hui, la modération s’appuie largement sur l’intelligence artificielle, qui détermine la «toxicité» d’un contenu en s’appuyant sur des modèles d’apprentissage opaques. Or, certaines recherches menées en Europe, notamment par le CNRS en France, suggèrent l’existence d’un biais idéologique dans ces processus d’évaluation. Plutôt que de s’appuyer sur des critères objectifs et transparents, on confie ainsi à des algorithmes, façonnés selon des logiques insaisissables, le pouvoir d’imposer une normativité invisible, échappant à tout contrôle démocratique.


En définitive, cette fragmentation réglementaire et l’opacité des mécanismes de censure sapent la confiance dans la gouvernance de la liberté d'expression. En confiant la censure à des entités privées, sans transparence ni contrôle parlementaire, l’Europe renonce à imposer un cadre démocratique unifié en matière de régulation numérique. Au lieu d’une politique harmonisée et lisible, le DSA a atomisé une liberté fondamentale, abandonnant chaque État membre à un rapport de force déséquilibré face à la puissance américaine. La liberté d'expression en sortira morcelée et le projet démocratique européen fragilisé.

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