Figure bien connue du canton de Vaud, Pierre-Yves Maillard ne s’est pas détourné de la politique en quittant la tête de l'Etat. Conseiller national socialiste et président de l’Union syndicale suisse, celui que l’on surnomme PYM continue à se battre pour les valeurs humanistes que son parti est censé représenter. Tout au long de la crise Covid, il a été l’un des seuls personnages publics de gauche à plaider pour une gestion plus cohérente et permissive. Aujourd’hui, c’est pour l’initiative sur les soins infirmiers que Pierre-Yves Maillard se bat bec et ongles, espérant que l’on puisse au moins utiliser la pandémie comme un tremplin pour une meilleure gestion de notre système de soins.
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Amèle Debey, pour L'Impertinent: Commençons par le début: qu’est-ce que cette initiative pour les soins infirmiers?
Pierre-Yves Maillard: C’est une initiative populaire, lancée par l’association suisse des infirmières et infirmiers, qui vise à rédiger un article pour la Constitution fédérale, soutenue par presque toutes les organisations syndicales et quelques forces politiques de gauche. Cet article demande que la Confédération reconnaisse les soins infirmiers comme une ressource importante du système de santé. Qu’elle les soutienne. Elle devra renforcer le nombre de personnes qui se forment. En cours d’emploi également. L’initiative demande encore que les soins infirmiers soient mieux valorisés dans les systèmes tarifaires, que des règles de dotation soient édictées pour les établissements de soins, afin que les conditions de travail soient améliorées. Au fond, il s’agit de créer un droit à tout un chacun de bénéficier de soins infirmiers suffisants et de qualité. C’est un texte général qui pose vraiment le principe d’une action de la Confédération pour soutenir cette ressource en soin absolument indispensable, qui est en crise. Et qui le sera encore plus si rien ne se passe.
Ces soins ne sont donc pas assez soutenus?
Non. On est dans un système de santé qui consomme énormément d’argent. Plus de 80 milliards de francs suisses. C’est, en comparaison internationale, plus que les autres pays. Il n’y a que les Etats-Unis qui dépensent davantage. Mais, malheureusement, une bonne partie de cet argent est destiné à des actes certes nécessaires, mais dont la rémunération est beaucoup trop forte en comparaison avec les soins infirmiers. Je parle des actes liés à une technologie – là les tarifs sont très, très élevés – mais les soins infirmiers sont pris dans un système de financement insuffisant.
Aujourd’hui, dans le canton de Vaud, on forme deux fois plus d’infirmières qu’il y a une dizaine d’années. Donc, le problème de la formation n’est pas tellement une question nombre de gens qui s’engagent dans la carrière, mais plutôt de ceux qui arrêtent, à cause des conditions difficiles. C’est une déperdition de moyens, qu’il faut absolument corriger.
Y a-t-il une trop grande différence de salaire entre les médecins et les infirmiers?
C’est un peu plus compliqué que cela, mais il y a bien une question de logique de répartition des moyens dans un budget global qui est considérable. Il faut renforcer les systèmes de financement qui soutiennent les soins infirmiers. Il faut aussi que les cantons et la Confédération fixent des règles de dotation. De combien d’infirmières a-t-on besoin dans un hôpital? Dans un EMS? Dans un système de santé communautaire? Ou, inverser la logique: ce ne sont pas les systèmes tarifaires qui doivent déclencher les ressources. Ce sont vraiment les besoins de la population, définis par un choix logique. Les forces doivent être réparties de manière à ce que ces besoins puissent être satisfaits. Et puis il faut régler la façon dont on finance le système hospitalier. C’est un des gros sujet absent de cette période de pandémie: bien comprendre comment un système hospitalier peut-être en crise et pourquoi. Ce n’est pas simplement parce qu’il y a un virus particulier. Il y a, structurellement, dans le système de financement, des éléments qui font que les hôpitaux sont régulièrement en crise. Et c’est ça qu’il faut profiter de changer avec cette initiative.
En France, notamment, nous assistons à une déliquescence totale du système de soins. Va-t-on vers la même situation en Suisse?
Oui. Cela dit, nous avons plus de marge. Des dotations, par patient, beaucoup plus élevées que la plupart d’autres pays. Mais la logique est la même. Dans la plupart des autres pays occidentaux, on a voulu organiser les systèmes de soin sur le mode de l’entreprise. Chaque unité de soin doit fonctionner comme une entreprise. Elles doivent être toujours occupés. On a créé un système en flux tendu. Ce qui est obsolète quand on doit se préparer à des pics réguliers.
Pour prendre un exemple: lorsque l’on forme des pompiers, on ne leur demande pas d’être actifs seulement en cas d’incendie. Pourrait-on s'imaginer leur couper les vivres le reste du temps? Payer les soldats du feu à l’acte, sous prétexte qu’ils ne feraient rien entre les incendies et que ce serait du gaspillage de ressource?
«Le système de financement fait que les hôpitaux doivent être saturés»
Un financement à l’activité dans les services du feu serait absurde. On a besoin d’avoir des pompiers qualifiés en tout temps pour qu’ils soient prêts en cas d'incendie. En étant d’accord de les payer même lorsqu’il n’y en n’a pas.
On devrait raisonner, dans une certaine mesure, pareillement dans la première ligne du système de santé. Or, le financement à l’activité qui a été installé partout ces 20, 30 dernières années, va à l’encontre de ça. Quand un lit est vide, on le ferme. Quand on nous dit qu’on veut éviter la saturation du système hospitalier, pendant la pandémie, ça me fait drôle. Le système de financement fait que les hôpitaux doivent être saturés. On planifie une unité de soin avec un taux d’occupation de 85%. En dessous, il n’est pas rentable.
Comment se fait-il que l’on se mette dans de telles situations?
Malheureusement, il reste dans le monde peu de dirigeants qui sont proches de la réalité hospitalière, puisqu’on a voulu éloigner les hôpitaux de l’Etat pour en faire des entreprises autonomes partout. Il est difficile d’inverser la tendance, en particulier en temps de crise.
«Les hôpitaux étaient déjà dans des états de saturation réguliers tous les hivers, à cause de la grippe»
Si je décris la situation du système de santé aujourd’hui, ce n’est pas pour dire que l’on parviendrait, en pleine pandémie, à corriger les choses. C’est pour dire que si on ne tire pas au moins les enseignements de la fragilité dans laquelle nous ont mis ces systèmes de financement liés à l’activité, on est condamnés à revivre régulièrement cette situation. Covid ou pas Covid. Parce qu’en fait, on était déjà dans des états de saturation réguliers tous les hivers, à cause de la grippe. Déjà, les équipes étaient fatiguées, on tirait sur la corde. Simplement, les soignants savaient que la période était dure mais qu’elle avait une fin. Tandis qu'avec le Covid, on se retrouve avec une vague tous les quatre mois. Et dans un système tellement fragilisé, ça suffit à mettre les équipes au tapis.
Voilà près de deux ans que nous sommes dans cette crise, avez-vous le sentiment que des progrès sont faits sur ce plan? Que l’on essaie de s’adapter pour éviter de perpétuer les mêmes erreurs?
En Suisse, la Confédération n'est pas responsable de l’approvisionnement en soins. Des équipes, des hôpitaux, des systèmes de santé. Même en pandémie. Elle considère qu’elle doit organiser l’assurance maladie, faire de la prévention et s’occuper des mesures à prendre concernant la population, notamment dans le cadre de la loi sur les épidémies. Depuis le début, le Conseil fédéral se tient trop strictement, selon moi, à cette répartition des rôles.
En juin de l’année passée, la commission de santé a fait une motion qui demandait au Conseil fédéral de commencer à s’occuper de ces problèmes de capacité, de créer des ressources capables d’intervenir pendant les crises. Pas forcément dans l’immédiat, mais le plus vite possible. Quand ça se calme un peu, c’est alors qu’il faut réfléchir. Par exemple, à la mise en place d’équipes de secours formées à intervenir lors de surcharge ponctuelle.
Cela fait un moment que la commission de santé du Conseil national et le Parlement ont demandé cette réflexion. Il devient temps de s’y mettre, puisque tout indique que cette crise dure et que d’autres du même type peuvent survenir. En janvier de cette année, les mêmes ont demandé que l’on anticipe l'hiver 2021, que l’on donne aux hôpitaux des consignes et des sécurités financières. Bien sûr, ce n’est pas facile de trouver du personnel qualifié, mais si on sait à l’avance qu’on va devoir augmenter ces capacités en soins intensifs, on peut commencer à préparer des équipes qui y sont déjà passées, qui ont un niveau de qualification qui permettrait de les appeler en renfort, quitte à leur proposer des primes substantielles et des périodes de repos payé, une fois la crise passée. Et puis, surtout, il faut une sécurité financière.
Qu’est-ce qui a été fait alors?
Cela a bougé un peu. Le Conseil fédéral a écrit aux cantons pour leur demander de se préparer. Après, malheureusement, on ne s’est pas mis en situation de devoir, de pouvoir vraiment vérifier ce que chaque canton a fait. On est restés dans la logique des cantons responsables. Certains seront préparés, d’autres pas. Si vraiment la vague arrive, on risque une situation où les premiers devront assumer la charge supplémentaire des seconds. A leur bon vouloir. On s’est donc mis dans une situation à risques.
Donc, pour préparer le pays à la nouvelle vague, le Conseil fédéral a écrit une lettre?
Il a demandé aux cantons de se préparer. Cela étant, nous savons que les ministres de la santé, à tous les niveaux, travaillent énormément et que, même avec un dispositif plus contraignant, la réalité est difficile. On n’aurait pas pu trouver les capacités par magie pour occuper les soins intensifs.
Mais, au-delà du débat autour du Covid, ce que l’initiative permettrait si elle était acceptée, c’est justement de poser cette question. C’est la différence entre l’initiative et le contre-projet. Elle donne une responsabilité à l’Etat fédéral de dire ce qu’il faut comme ressource en soins, de créer des règles de dotation. C’est contraire à la logique économique qui s’est développée jusqu’à présent. Et cela articule un peu autrement la répartition des tâches. Compte tenu de la pandémie qu’on vient de vivre, c’est une différence particulièrement importante.
Quand vous dites que les hôpitaux sont gérés comme des entreprises, est-ce que cela revient à dire que la médecine est devenue un business?
Les médecins sont d’abord des professionnels du soin. Ils ont une relation avec leur patient qui est fondée sur l’envie de lui apporter du bien-être. Mais c’est évident qu’il y a des investisseurs privés dans le système de santé, qui attendent la protection de leurs investissements et des rendements élevés. Donc toute cette logique du rendement qui s’est développée dans beaucoup de pays a pour conséquence que le système de santé est partiellement devenu un business. Avec la partie service public qui essaie de survivre dans la plupart des pays, mais qui, malheureusement, dans un environnement où tout coûte toujours plus cher, a tendance à se fragiliser.
Et c’est un cercle vicieux: le principal problème des systèmes tarifaires qui financent la médecine, c’est qu’ils sont trop lents à se réactualiser. Si vous avez un acte opératoire, chirurgical, médical, qui se fait dans un certain laps de temps, les gains technologiques ont tendance à réduire ce temps. L’exemple le plus fameux c’est l’opération de la cataracte, dont le temps d’intervention a été divisé par trois, voire par quatre. Mais dont le prix est resté le même. Comme si ça continuait à durer une heure. Une heure d’un médecin hyper spécialisé adossé à un équipement à amortir. C’est cette inadaptation des tarifs, notamment, qui fait que les avancées techniques font augmenter les coûts en médecine, alors que dans les autres branches, elles les font baisser.
Donc, les systèmes tarifaires trop lents à évoluer font que certains actes techniques tout à coup commencent à rapporter énormément. D’une part, cet argent manque à la première ligne de soins, comme les urgences, la médecine interne et générale, la pédiatrie, les soins intensifs. Et d’autre part, ces gains élevés attirent les médecins et les soignants, épuisés par le service public insuffisamment financé. C’est un cercle vicieux, qui crée de la pénurie et de la saturation dans un environnement d’abondance.
Structurellement, le service public au sens large, au cœur des besoins de la population, est régulièrement affaibli, parce qu’on a un système de financement qui permet à d’autres activités d’être beaucoup mieux rémunérées, avec moins de risques et d’astreintes.
Comment se fait-il que ce système ne soit pas adapté plus régulièrement?
Parce que pour changer un système tarifaire, il faut que l’association des médecins et l’association des assureurs soient d’accord. Et, évidemment, quand vous avez un groupe professionnel de médecins qui voit que le système lui profite, il n’est pas très enclin à essayer de le changer.
C’est donc au détriment des infirmiers que les médecins continuent à être aussi bien payés?
Pas seulement. C’est également entre médecins. Il y a des disciplines qui sont restées au même niveau de revenu car il n’y a pas eu les avancées techniques que j’ai décrites. Typiquement la médecine générale, la pédiatrie, l’obstétrique. Une médecine plus clinique. Cette médecine n’a pas bénéficié de cet effet tarifaire lié à cette évolution technologique. Elle devrait dire que ça ne va plus, que le partage du gâteau n’est plus équitable. Mais le problème est que les corporations médicales ne sont pas capables d’arbitrer entre elles et, qu’à la fin, c’est toujours le consensus mou qui l’emporte: on sait que ça ne va pas, mais on ne change rien.
Le Conseil fédéral a retouché le Tarmed pour corriger les pires aberrations, mais il faudrait le faire quasiment chaque année. Et pour l’instant, il n’en a guère les moyens. Il subirait d’ailleurs, s’il le faisait, une guérilla juridique épuisante. Mais c’est ce qu’il faut faire.
Vous avez été Conseiller d’Etat pendant 15 ans. N’avez-vous donc pas contribué à créer le système que vous dénoncez aujourd'hui?
Non, la généralisation du financement par cas dans les hôpitaux a été décidée par le Parlement fédéral en 2012, alors que je n'y siégeais pas. Comme Conseiller d'Etat, je me suis battu pour que les cantons puissent au moins continuer à compléter le système tarifaire par des subventions, qu'on appelle PIG (prestations d'intérêt général). Le canton de Vaud connaissait d'ailleurs, antérieurement à mon arrivée au gouvernement, un tel mode de financement mixte. J'estimais déjà à l'époque que le financement purement à l'acte ne donnait pas de sécurité suffisante pour la pédiatrie, la psychiatrie, les urgences, la gériatrie ou les soins palliatifs, par exemple. Mais les milieux qui veulent libéraliser le système de santé critiquent constamment cette pratique et la décrivent comme une distorsion de concurrence.
Cela étant, quelles qu'aient été nos positions passées sur ce sujet, la pandémie montre désormais de manière évidente que ces logiques de financement doivent être revues.
Y a-t-il eu du lobbiysme au Parlement contre cette initiative?
Pas vraiment. Il y a surtout une claire opposition de la droite et du Conseil fédéral. Qui considère que cette initiative n’est pas le rôle du Conseil fédéral. Fixer les règles de dotations pour savoir de combien de soignants on a besoin dans un hôpital en Suisse pour être bien soigné, de combien on a besoin de ressource pour les prochaines années, comment doit fonctionner le système de financement pour encourager les hôpitaux à engager ce personnel, comment faire en sorte qu’il y ait assez de personnel pour que les gens ne s’épuisent pas, tout cela n’est pas l’affaire du Conseil fédéral selon les opposants à l’initiative.
Ces deux dernières années le Conseil fédéral s’est pourtant octroyé des droits bien au delà de ses prérogatives?
C’est ce que j’allais dire! C’est très pénible d’entendre cela au moment où c’est ce même Conseil fédéral qui décrète quand on met un masque ou pas, quand on ouvre les bistrots ou on les ferme, quand on ouvre les fitness. On a une telle intrusion du Conseil fédéral dans la vie quotidienne, que cet argument est tout de même un peu difficile à entendre. D’autant plus que moins le système de santé est capable de résister aux chocs, plus le Conseil fédéral est contraint d’intervenir sur la vie quotidienne et économique.
Comment expliquer alors qu’il se tire une telle balle dans le pied?
Même s’il voulait le faire, aucun chef de département n’aurait pu, d’un coup de baguette magique, équiper les hôpitaux pour résister à ces pics d’activité. La question est: comment tire-t-on les bons enseignements de cette crise? Tant qu’on n’évoque pas ces sujets-là, on n’apprendra pas de nos erreurs et, au prochain virus, plus virulent que celui-ci, on se retrouvera dans des situations critiques. L’initiative, si elle est votée, forcera le Conseil fédéral à s’occuper de la ressource. Pas dans le détail. Je suis un fédéraliste, je crois que les cantons restent les acteurs principaux qui doivent garantir la fourniture des soins, mais que ce soit dans un cadre fédéral qui garantisse un minimum d’harmonisation. Je crois que c’est nécessaire, compte tenu de ce qu’on vient de vivre.
Quels sont les autres arguments des opposants à cette initiative?
Ils disent que le contre-projet permettrait de faire les choses plus rapidement que cette initiative, qui est un article constitutionnel. Mais cet argument ne tient pas. Certes, le contre-projet met des moyens pour la formation (un milliard sur huit an), le problème c’est que cet argent sera lié au fait que les cantons veuillent faire des efforts. Le contre-projet lui aussi prendra du temps, mais surtout il n’aborde pas la question des règles de dotation du système de financement du monde des soins.
Un hôpital, avant la pandémie, connaissait quelques pics d’activité pendant l’année. Le gros de l’activité se passant pendant les mois d’hiver. Il y a trois façons de faire: vous pouvez équiper votre hôpital pour que jamais il ne soit débordé. Vous allez organiser vos équipes pour qu’elles soient à l’aise pendant le pic. Cela veut dire que, le reste de l’année, une partie de l’équipe est sous-utilisée. Et ça, ça coûte. Ce n’est pas payé par les tarifs, puisqu’il n’y a pas d’activité. Donc l’Etat doit compenser par des subventions, des garanties de déficit, etc. Ce que font la plupart des hôpitaux, c’est qu’ils calibrent leurs équipes pour qu’elles soient au plus près de leur activité à l’année. Ils comptent donc sur leur staff pour faire des heures supp’ pendant les mois de pics. Et puis, le reste de l’année, vous compensez ce que vous avez gagné, et dans la moyenne on y est.
Ou alors vous pouvez calibrer votre staff au minimum et puis quand ça explose, vous tirez sur la corde jusqu’à l’épuisement rapide des équipes.
Tendanciellement, on devrait se rapprocher de la première option, pas de la troisième. C’est particulièrement vrai pendant cette crise Covid, où, au lieu d’avoir un pic par année, vous en avez trois. Les gens qui étaient d’accord de vivre cela une fois dans l’année ont craqué lorsqu’il a fallu assumer cela trois fois.
La morale de l’histoire, c’est que nous devons accepter que dans un certain nombre de services clés (urgence, soins intensifs, médecine interne, soins à domicile) nous allons devoir retrouver la logique des services du feu. Afin que l’on garde les gens et que l’on soit prêt s’il devait y avoir une autre épidémie. C’est la conclusion qu’on doit tirer.
«Le Conseil fédéral et le Parlement considèrent que la rémunération des prestations de soin est déjà appropriée», peut-on lire dans la brochure. N’y a-t-il pas une dichotomie entre les problématiques que l’on utilise comme raison aux restrictions, et ce qu’il se passe dans les faits? Les infirmiers sont-ils censés se contenter d’applaudissements à la fenêtre?
La phrase dit tout: «la rémunération des prestations de soin». C’est toujours la même logique. On paie des prestations. Une infirmière doit fournir des prestations pour qu’il y ait un financement. J’affirme que nous devons entrer dans une logique service public. Cela implique une planification et des subventions. On paie ce que ça coûte.
C’est un peu comme le livreur de chez Smood qui est payé sur une estimation du temps qu’il lui faut pour mettre des flyers dans des boîtes aux lettres, sans prendre en compte les imprévus de la circulation et le timing total de son travail?
Exactement. Si cela prend plus de temps, le risque est supporté par le salarié. Et ce n’est pas un hasard de voir que nous vivons en ce moment une crise de tous ces métiers où le risque lié aux conditions de vie en termes de disponibilité horaire est porté par le salarié. On le voit dans la gastronomie, dans la restauration, dans l’économie de plateforme, dans les soins. On voit non seulement des conflits, mais aussi des départs. On voit des manques de personnel. Pourquoi? Ce sont de beaux métiers, les gens aiment les faire. Dans les soins, dans la restauration, il y a une envie. Mais le problème c’est que ce sont des métiers déjà organisés sur des horaires atypiques. C’est très lourd, déjà quand c’est planifié. Alors si en plus la planification change régulièrement, c’est invivable sur le long terme. C’est ça qui use les gens, au-delà des questions de salaire et de pénibilité. C’est l’imprévisibilité. Cet envahissement du travail dans l’ensemble de la vie, qui fait que vous ne faites plus que ça.
Assistons-nous à une forme d’uberisation de l’hôpital?
Je n’irais pas jusque-là. Les hôpitaux restent de bons employeurs. Mais on doit tirer les conclusions de cette situation, à savoir que les systèmes tarifaires liés à l’activité qui ne paient que des prestations minutées objectivables, doivent au minimum être complétés par des subvention pour renforcer les secteurs fragiles. Les systèmes de financement à la prestation sont de bons esclaves, mais de mauvais maîtres. On peut les utiliser pour décrire l’activité, ce qu’on paie, mais ce ne sont pas eux qui doivent déterminer les besoins. C’est le politique qui doit fixer les ressources en système de soin par rapport aux besoins de la population. C’est pourquoi la phrase du Conseil fédéral est complètement insuffisante par rapport à la réalité du problème.
N’y a-t-il pas en plus quelque chose d’indécent dans cette position du Conseil fédéral vis à vis d’un personnel à qui on a tant demandé pendant deux ans?
Le Conseil fédéral reste dans une ligne, comme tous les gouvernements du monde, je n’en vois pas qui constatent que cette crise pandémique est au moins autant une crise du système de santé. C’est pourtant malheureusement ce qu’on doit constater: au-delà de l’existence du virus, il y a une autre réalité qui pèse aussi dans cette affaire, c’est des systèmes de santé chroniquement saturés parce que tout est fait pour qu’ils soient saturés.
Comment expliquer que cette problématique échappe au débat pour l’instant, que ce soit en Suisse ou ailleurs?
Je pense que c’est à cause de la complexité du système de financement. Tout le monde ne la maîtrise, ni ne la comprend pas, y compris dans les sphères gouvernementales. Et puis c’est aussi, malheureusement, une volonté idéologique.
Si ce développement a eu lieu, ce n’est pas juste par maladresse. C’était bel et bien la volonté de faire du système de santé un système marchand. Qui nécessite de compter les prestations, d’avoir un système tarifaire, de demander à l’Etat de se dégager de l’affaire, de ne plus planifier, réguler, ou augmenter les ressources. Afin de laisser la place à l’investisseur privé. C’est une vraie offensive depuis 30 ans.
J’ai été ministre de la santé 15 ans dans mon canton, j’ai régulièrement dû me battre contre ceux qui veulent pousser le système marchand, privatiser les hôpitaux publics, dégager les subventions de l’Etat, etc..
On est en train de discuter au Parlement d’une réforme qui fait que l’argent que les cantons mettent dans le système de santé ne soit plus directement payé par eux, aux prestataires de soins, c’est à dire aux hôpitaux. Les assureurs privés suisses demandent que l’argent des cantons leur soit distribué à eux pour qu’ils le gèrent. On veut pousser le système jusqu’à confier l’argent du contribuable à des assureurs privés.
Pourquoi le Parti socialiste, censé soutenir les plus faibles, a opté pour la lâcheté la plus totale pendant cette crise? Comment expliquer une telle hypocrisie?
Je ne suis pas d’accord. Les élus PS, que ce soit au plan cantonal ou fédéral, ont été particulièrement courageux. Pour l’avoir fait, je sais à quel point ce rôle est difficile, il nécessite de prendre des décisions en permanence, donc cette période a été très difficile à gérer. Avec, soyez juste, une pression médiatique invraisemblable. Inédite. Qui pousse à la sécurité absolue et qui vous sera comptable de tous les morts en excès. C’est quand même lourd à porter! Quand vous êtes en responsabilité et quand vous savez que, non seulement médiatiquement, mais aussi juridiquement, on peut vous poursuivre pour homicide par négligence, je crois qu’on ne peut pas parler de lâcheté.
Vous avez été un des seuls politiciens de gauche à évoquer de la nuance en période d’hystérisation totale, alors même que la gauche et les Verts célèbrent la vaccination, le pass sanitaire et le reste.
J’ai mis quelques accents dans une posture globale de soutien aux autorités. Notamment en ce qui concerne les enfants. J’ai été vraiment très inquiet de la fermeture des écoles et de leurs activités sportives et récréatives alors qu’ils courraient peu de risque. Moins de risque en tous cas que les conséquences des mesures que l’on prenait à moyen et long terme. J’ai aussi invité à ne pas croire ceux qui nous disaient qu’on allait régler l’affaire en trois semaines de lockdown strict. Même le vaccin, si efficace et si nécessaire qu’il soit, n’est pas une arme absolue. Il faut aussi renforcer, puis réformer le système de soins. C’est ce que cette initiative sur les soins infirmiers nous invite à faire.
La technologie et la science nous aident, mais il faut du temps et de la controverse avant que les évidences ne s’imposent. Donc ne nous laissons pas aveugler par celles et ceux qui croient tout savoir dans l’instant. En tout état de cause, le service public est nécessaire. C’est ce que je dis depuis le début de cette crise, tout en apportant un soutien constant à celles et ceux qui sont au front, dont les ministres en exercice dans notre pays.
La Task force, par son alarmisme constant, n’a-t-elle pas fait plus de mal que de bien dans cette crise?
C’est aux autorités à prendre la distance qu’il faut. Aux médias aussi. Au public. On se retrouve à faire beaucoup de procès aux politiques, mais la pression médiatique exacerbée qu’ils auront subie chaque jour pendant deux ans devra aussi être interrogée Quant à la Task force, elle s’est auto-nommée, en tout cas en Suisse, pour parler d’un problème: le virus. Pour eux, c’est ce qui compte. Les tendances suicidaires des jeunes, la malbouffe, l’explosion de la dépendance aux écrans, les conséquences à moyen-long terme, ce sont les pédiatres, les psychologues, les parents d’élèves, les syndicats qui peuvent en parler. Pas la Task force. Il faut donc que les médias acceptent de donner la parole à tous. Il y a eu une phase de tétanisation qui fait que ces autres voix n’ont pas été entendues. A qui la faute? A ceux qui n’ont pas osé parler, à ceux qui n’ont pas répercuté, qui n’ont pas posé les questions...
Au vu de sa panade personnelle, qui a entrainé une perte de crédibilité, pensez-vous qu’Alain Berset aurait dû démissionner?
Non. La critique est trop facile. Lui même a admis qu’il y a des erreurs qui ont pu être faites, mais quel est le rôle d’un ministre de la santé? Face à un problème, c’est de mettre en place un maximum de mesure pour protéger la population. Et il faut bien reconnaître que compte tenu de ce qui a été fait ailleurs, les positions prises par Alain Berset étaient plutôt mesurées. Il faudra tirer les conclusions après, à tête reposée. A la fin, je suis convaincu que la population sera reconnaissante des décisions qui ont été prises, notamment par Alain Berset. Toute agressivité à l’égard d’une personne dans un contexte pareil me paraît malvenue.
J'adore l'honnêteté de vos interviews. Cela est très courageux, bravo !
Une excellente interview dont il y aurait beaucoup à dire, Pierre-Yves Maillard faisant autorité dans cette crise covidienne par son expérience directe du terrain, supérieure à celle du Conseil Fédéral dans sa totalité (étonnant qu'on ne l'entende pas plus souvent, non?). Pour faire vite, je retiendrais surtout ces deux points essentiels: le mode de gestion "en flux tendu" de nos hôpitaux est, dans la crise, un élément aussi important que la présence du virus (sinon davantage) et le rôles des médias dominants a été essentiellement délétère, poussant les autorités à un surenchère sécuritaire dommageable pour l'ensemble de la société. Concernant la prochaine votation sur le "pass sanitaire", je me contenterais de recopier ce que M. Maillard déclarait dans "Le Matin"…