Depuis une dizaine d’années, l’historienne française Armelle Mabon mène un inlassable travail de recherche sur le massacre de Thiaroye, dont la commémoration aura lieu ce dimanche. La semaine passée, alors que son prédécesseur François Hollande avait juste évoqué une «répression sanglante» pour évoquer les faits, Emmanuel Macron a utilisé le terme de «massacre». Pour Armelle Mabon, il s’agit d’un pas supplémentaire vers l’établissement des faits. Mais, selon elle, la création d'une commission d'enquête parlementaire pourrait aider à faire jaillir la vérité historique.
Le 1er décembre 1944, dans le camp militaire de Thiaroye, près de Dakar, l’armée coloniale française a ouvert le feu sur des tirailleurs africains, ex-prisonniers de guerre des nazis, qui réclamaient le paiement de leurs arriérés de soldes. Le bilan officiel mentionne 35 à 70 morts. Huitante ans jour pour jour après les faits, l’historienne et chercheuse française Armelle Mabon rappelle qu’en réalité, il y aurait eu entre 350 et 400 victimes. Dans cet entretien avec L’Impertinent, l’auteure du livre Le Massacre de Thiaroye, Histoire d’un mensonge d’Etat estime que l’injustice a assez duré et que la France doit œuvrer à l’établissement de la vérité historique et songer à indemniser les descendants des victimes.
Abdoulaye Penda Ndiaye, pour L'Impertinent: Emmanuel Macron, dans une récente lettre à son homologue sénégalais, a utilisé le terme de «massacre» pour parler de ce qui s'est passé il y a quatre-vingts ans à Thiaroye. Peut-on parler d'une avancée considérable quand on sait qu'il y a encore quelques années, Paris se bornait à parler de «mutinerie» ou «évènements de Thiaroye»?
Armelle Mabon: La reconnaissance du massacre de Thiaroye par Emmanuel Macron constitue certes une avancée, mais je ne peux pas considérer ça comme une avancée considérable. Dans les faits, il s’agit d’un massacre prémédité par la France. Des tirailleurs africains, ex-prisonniers de guerre des Allemands, qui réclamaient à la France le paiement des arriérés de leurs pécules ont été froidement assassinés. Le président Macron utilise enfin le terme de «massacre», mais il faut attendre la suite. Selon les archives consultables du ministère des Armées, il s’agissait d’une «rébellion armée et mutinerie».
Mais si Macron en vient enfin à admettre qu’il y a eu un massacre, c’est qu’il a eu accès à des documents prouvant qu’il y a bel et bien eu massacre. Pour la vérité historique, ce serait bien que toutes les archives du ministère des Armées relatives à ce massacre soient accessibles.
La mention «Mort pour la France» a été récemment accordée à quelques victimes. Un nouveau pas franchi vers une reconnaissance des responsabilités de la France dans le massacre de Thiaroye?
La mention «Mort pour la France» a été accordée à six tirailleurs sénégalais, ex-prisonniers de guerre. S’il est enfin admis qu’ils sont morts pour la France, c’est qu’il n’y a eu ni rébellion ni mutinerie.
Cette mention honorifique permettra aussi d’ouvrir un procès en révision et notamment l’indemnisation des victimes par le biais de leurs descendants. On ne peut plus évoquer la prescription car il y a un mensonge d’Etat qui est désormais admis.
Vous vous êtes personnellement investie depuis de longues années pour que la France assume ses responsabilités dans le massacre. Quel sens donnez-vous à ce combat?
J’ai été particulièrement heurtée par cette injustice et ce racisme d’Etat qui ont été colportés pendant huitante ans. Le fait de savoir que des victimes sont dans des fosses communes et que rien n’a été fait pour exhumer les corps et leur offrir une sépulture digne, ce n’est pas acceptable.
En tant qu’historienne, je mesure l’ampleur du non-respect pour ces hommes venus d’Afrique qui ont perdu la vie pour défendre la France contre le péril nazi. Je me devais d’être cette historienne déraisonnable qui ose défier le ministère des Armées pour le triomphe de la vérité. Mais je dois signaler que même si on s’en approche, on est encore loin de la vérité. On se retrouve notamment avec un document d’archives qui a été caviardé par rapport au motif de la sanction d’un officier en lien avec ce qui s’est passé à Thiaroye en 1944. Ce serait bien que le ministère des Armées désocculte les faits. Une telle approche représenterait une avancée indispensable à l’établissement de la vérité historique.
Selon vos travaux, au lieu de la trentaine de victimes comme indiqué par les autorités françaises, les victimes du camp de Thiaroye se compteraient plutôt par plusieurs centaines dans des fosses communes. Des fouilles sur le site vous paraissent-elles nécessaires pour établir la vérité?
Au lieu des 35 morts avancés à une certaine époque par la France, il y aurait entre 380 et 400 morts. Pour maquiller l’ampleur de ce massacre, les autorités coloniales ont prétendu que 400 tirailleurs ont refusé d’embarquer pour Dakar lors d’une escale à Casablanca. Ces hommes n’ont pas disparu. Ils ont été froidement abattus à Thiaroye et jetés dans des fosses communes à proximité du camp militaire. Encore une fois, pour une question de respect, de décence et de vérité historique, des fouilles doivent impérativement être effectuées.
Le plus choquant dans cette histoire, c’est la perpétuation d’un mensonge d’Etat qui dure depuis 1944 pour nous éloigner de la réalité des faits. J’espère qu’une commission d’enquête parlementaire verra le jour pour nous permettre de connaître la vérité. De son côté, l’Etat sénégalais a été attentiste pendant trop longtemps. C’est seulement maintenant que ça bouge. Je souhaiterais que le Sénégal honore le combat de Biram Senghor, seul enfant survivant d’une des victimes de Thiaroye, qui se bat depuis cinquante ans pour la mémoire de son père.
Est-ce que selon vous une reconnaissance du massacre passe aussi par une indemnisation des victimes à travers leurs descendants?
Il faut évidemment une réparation. Ce ne serait que justice. Avoir un père absent car tué et spolié de l’ensemble de ses droits, cela change le cours d’une vie. Pour concrétiser cette réparation, il faut retrouver les descendants des victimes qui doivent être au Sénégal, mais aussi dans d’autres pays de l’Afrique de l’Ouest. La liste des victimes devrait aider à retrouver les descendants.
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