
En exprimant son soutien au discours de J. D. Vance lors de la Conférence de Munich, la Présidente de la Confédération a provoqué certaines réactions non seulement dans l'arène politique, mais aussi chez certains commentateurs avisés. Ces derniers ont parlé à cet égard de génuflexions et d’un alignement sur les États-Unis au détriment de l’Europe. Est-ce le cas?
Prenons un peu de recul et donnons-nous la peine d'examiner l’échiquier international dans son état actuel: quelles sont les grandes tendances que l'on peut observer?
D’une part, une Union européenne (UE) qui, au plus tard depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, a perdu son repère principal – la construction de l'Europe – au profit d'un discours très idéologique contre un prétendu Ogre russe affublé de tous les maux. Sans surprise, une telle posture a débouché sur un véritable aveuglement tant politique que stratégique; l’adoption des sanctions se retournant contre l'UE en provoquant un affaiblissement industriel et économique accéléré au point que son moteur de croissance (l'économie allemande) est aujourd'hui à l'arrêt.
Cette frénésie antirusse a eu également pour effet de mettre en évidence le désarmement abyssal des États membres (Pologne exceptée) et de jeter ainsi l’Europe communautaire dans les bras de l'OTAN, à un point tel que l'on peut parler aujourd'hui d'une «fusion» entre l'UE et l'OTAN. L'idée des Pères fondateurs de créer les Etats-unis d'Europe pour échapper à la tutelle de l'Oncle Sam semble donc définitivement enterrée. Puissance économique encore respectée dans le monde jusqu’au début des années 2000, l’UE est devenue en 2025 un bateau à la dérive, battu par les vents chinois et récemment américains.
Symptomatique de cette situation, Ursula von der Leyen, qui en est venu à personnifier cet état de délabrement, voire de corruption. Relevons au passage qu'il s'agit non pas d’une élue, mais d'une haute fonctionnaire, cheffe de la Commission. Ceci renforçant encore l'image d’une construction européenne avant tout bureaucratique, où ce sont des organes administratifs qui sont aux commandes… d’un navire désormais sans capitaine.
En termes de valeurs aussi, les idéaux de promotion de la paix, de respect de la démocratie, d'une Europe des peuples et des nations ont disparu et ce sont les questions de genre, les enjeux climatiques et le politiquement correct plus généralement qui constituent désormais le fonds de commerce des discours anti-russes et depuis peu, anti-Trump. La montée des extrêmes droites dans plusieurs États d'Europe occidentale témoigne de cette dérive à la fois intellectuelle et morale de l’appareil bruxellois.
Les Etats-Unis d’autre part: les propos de J. D. Vance lors de la Conférence sur la sécurité de Munich (adressés au gouvernement allemand qui reste un des piliers fidèles de l'OTAN et qui a suivi, sans broncher, les ordres de la précédente administration américaine) sont ceux d'un donneur de leçons relativement vulgaire et sans grande mémoire de ce que les États-Unis ont fait subir au monde depuis la fin de la Guerre froide: la suite quasi ininterrompue des guerres américaines déclenchées à partir de l’intervention en Irak en 1991 et se terminant par le pataquès de Kaboul en 2021.
A cet égard, le style outrancier de l'équipe Trump est beaucoup plus propice à précipiter le déclin final de cette superpuissance en plein désarroi, plutôt que de rétablir son lustre hégémonique passé – l'histoire ne repasse pas les plats!
Après ce très bref et peu rassurant tour d'horizon de la dialectique Europe/Amérique, revenons au propos de la Présidente de la Confédération: dans ces conditions, s'agit-il d'un alignement, comme le disent certains ou d'une «manœuvre relativement habile pour éviter une mise sous tutelle du pays».
Personnellement, en tant que disciple de l'approche basée sur le temps long historique (les cycles et les rythmes profonds plutôt que les événements), je plaide pour la manœuvre et non pour l'alignement. Pourquoi?
Si l'on met de côté les mythes et la chronologie s'étendant de 1291 à nos jours, on peut tenter de synthétiser l'histoire de notre pays autour de deux tendances lourdes. La première, éviter les querelles intestines, que ce soit entre les cantons, entre les villes et les campagnes ou entre catholiques et protestants. Une grande partie de la conception suisse de neutralité se comprend par cette volonté de «ne pas se mêler des affaires des autres» au risque sinon de renforcer les clivages caractérisant l’histoire de notre Confédération. Souvenons-nous en effet qu’à la fin du XXème siècle, le rejet de l'Espace Economique Européen par une majorité de citoyens et de cantons alémaniques nous a rappelé combien ces clivages n'appartiennent pas au passé, mais peuvent resurgir très rapidement dans la Suisse contemporaine.
La seconde tendance est moins sociopolitique et plus géostratégique: petit pays coincé entre les puissances à son voisinage immédiat, la Suisse a dû sans cesse «manœuvrer» pour continuer d'exister et ne pas se trouver engloutie dans un ensemble plus grand. C'est un labeur de longue haleine que notre pays a réalisé à sa manière: lentement, consciencieusement, sans chercher les déclarations ni les actes tonitruants. Une œuvre de bénédictins conscients que c'est dans la durée que s’obtiennent les résultats, et non dans l'instantané, comme le pense à tort notre époque. Ce n'est pas un travail héroïque, mais une mise en œuvre de Realpolitik visant à éviter de se retrouver face à une concentration trop forte contre laquelle le petit poucet helvétique serait forcément perdant. C’est ce que j’appelle la «manœuvre», c’est-à-dire: éviter la précipitation, ne pas céder aux effets de manche, louvoyer, gagner du temps, attendre l'occasion favorable.
La Suisse l'a fait tout au long de son histoire, se rapprochant des rois de France pour éviter de tomber dans l’orbite du Saint Empire puis, après le Congrès de Vienne, se rapprochant de l’Angleterre pour contrebalancer la puissance française et allemande. En 39-45, elle doit apprendre à voguer entre l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste, acceptant une certaine collaboration pour pouvoir durer. On le lui a évidemment amèrement reproché il y a quelques décennies. Mais la manœuvre a été payante et la Suisse a évité la guerre.
De nos jours, dans un contexte complètement différent où, fort heureusement, les armes ne parlent plus et où les camps de concentration n'existent plus dans cette partie de l'Europe, la question de la manœuvre se retrouve néanmoins à nouveau posée avec la construction européenne: comment éviter la dissolution du pays dans un espace communautaire dominé par les grands (France, Allemagne, Italie) où les petits États se voient proposés protection et croissance en contrepartie de leur alignement.
Un enjeu crucial et un défi délicat à gérer pour un pays comme le nôtre, qui ne brille pas par ses stratèges, ni par ses grandes visions d'avenir; un pays où, au contraire, le pragmatisme «au ras des pâquerettes», au plus près du terrain, sert de boussole et de fil conducteur. A nouveau, rien de brillant, rien de glorieux, mais du concret! Peu de grands principes, mais de nombreuses exceptions pour tenir compte de la réalité et des besoins particuliers: ceux des marchands, des artisans, des entrepreneurs (comme dans la Florence de la Renaissance).
C'est là sans doute la clé du succès de ce petit pays dont aujourd'hui la bonne santé politique et économique tranche fortement avec le marasme dominant en Europe occidentale.
Alors oui, je persiste et signe en affirmant que la prise de position de la Présidente de la Confédération participe pleinement de cette manœuvre d’esquive en profitant de la nouvelle position états-unienne pour éviter l’absorption de la Suisse par une Europe-Titanic en plein naufrage. Car, comme le savent les marins expérimentés, il faut s'éloigner le plus vite et le plus loin possible d'un grand navire en train de couler… au risque, sinon, d'être aspiré par lui.
Entièrement d'accord avec vous. D'ailleurs, Mme la Présidente a eu l'occasion de préciser sa pensée lors d'Ifra-Rouge de mercredi 19 février dernier. Elle a été brillante.