Cinq ans après le début de la crise sanitaire, c’est l’heure du bilan. Système de santé, démocratie, médias, bien être psychologique… quelles sont les conséquences du Covid sur notre société? Dans le premier épisode d’une série d'enquêtes de notre dossier spécial, nous auscultons l’état du fonctionnement d’un réseau de soins concentré sur la maladie plutôt que sur la santé.

Nous sommes en avril 2020. Tous les soirs, à 20h, des applaudissements retentissent aux fenêtres des habitations de la plupart des pays du monde. Symbole de la reconnaissance des citoyens envers les soignants qui se démènent avec le Covid dans les hôpitaux. Cinq ans plus tard, que reste-t-il de ces applaudissements?
En France, entre 15'000 et 40'000 soignants ont été suspendus pour avoir refusé la vaccination. Un coup d’œil aux statistiques de l’Insee nous apprend que les infirmiers sont passés de 722’572 en 2019 à 637'644 en 2023. Entre 2020 et 2023, ce ne sont pas moins de 21’600 lits d’hospitalisation complète qui ont été supprimés dans l’Hexagone. En cause, la baisse des effectifs, mais également «le virage vers l'ambulatoire – c'est-à-dire sans nuitée – à l'œuvre depuis une vingtaine d'années à l'hôpital», explique Le Figaro. Selon un reportage édifiant de Sept à Huit diffusé le 16 février dernier et intitulé L’Hôpital ne répond plus, tout un service de pneumologie a été fermé à Nevers en 2023. Globalement, les services d’urgence et de soins intensifs sont débordés.
En Suisse, aucun soignant n’a été suspendu, selon Simon Ming, porte-parole de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), qui précise: «Il est possible qu’une vaccination ait été imposée dans les zones sensibles des hôpitaux. Toute personne refusant de se faire vacciner a pu être transférée temporairement dans un autre service.»
Dans le petit pays du centre de l’Europe, les hôpitaux adaptent le nombre de lits aux besoins, mais également au nombre de soignants. Durant le Covid, la charge supplémentaire persistante a clairement aggravé la pénurie de personnel qualifié à l'échelle nationale, ce qui a entraîné la fermeture d'un nombre accru de lits.
«La catastrophe ne s'est pas produite»
«Le début de la pandémie a été un cas particulier: à l'époque, personne ne savait ce qui nous attendait, nous explique le porte-parole de l’Insel Gruppe de Berne. C'est pourquoi nous nous sommes préparés en mars 2020 à ce que l'on appelle la médecine de catastrophe et avons mis en place des lits de soins intensifs provisoires, qui ne peuvent vraiment être utilisés qu'en cas de catastrophe. Ce cas ne s'étant heureusement pas produit, ces lits supplémentaires ont été démontés.»
Catastrophe ou pas, la pandémie – ou plutôt sa gestion – a souligné les failles d’un système hospitalier en crise depuis des années pré-Covid, qui porte encore les séquelles de cette période extraordinaire.
Un système sous haute tension
«Le système de santé est moins préparé à revivre une crise du type de celle du Covid, parce qu’on n’a retenu aucune leçon de cette crise, tranche Pierre-Yves Maillard, ancien ministre vaudois de la santé (notamment pendant la crise H1N1) catastrophé de constater que «la désindustrialisation continue». Selon lui, les hôpitaux sont en déficit à cause du financement hospitalier par cas mis en place en 2012, qui favorise les cliniques privées et affaiblit les hôpitaux de première ligne.
Celui qui est désormais président de l’Union syndicale suisse (USS) et sénateur explique encore: «Chaque hiver, avec la grippe, on vivait à petite échelle, ce qu'on a vécu avec le Covid: on épuise peu à peu le personnel en comptant sur les heures sup, puisque tout est en flux tendu. On me répond qu’on ne va pas payer les gens à ne rien faire. Mais les pompiers attendent l’incendie. Les policiers attendent le crime. Il faut donc admettre qu’il y ait une réserve de capacité dans les hôpitaux. Un système d’urgence pour préparer une nouvelle crise et pour éviter l'érosion du personnel. En cas de forte hausse du nombre de malades, on ne pourra plus guère compter sur leur esprit de sacrifice. Et les applaudissements ne suffiront plus.»
En effet, les soins intensifs sont faits pour être pleins à 80%, sinon ils ne sont pas rentables. Pendant la crise Covid, l’argument de la saturation des hôpitaux n’a pas été décrypté et remis en contexte. Mais le fonctionnement même du système hospitalier explique pourquoi la moindre crise peut faire l’effet de la goutte d’eau qui fait déborder le vase, comme cela a été démontré par Fabien Balli-Frantz dans un article pour nos confrères de Bon pour la tête.
«La dégradation progressive se poursuit»
Valérie d’Acremont est infectiologue à Unisanté et professeure à l'Université de Lausanne. Le grand public l’a découverte pendant la pandémie. Aujourd’hui, elle a tendance à tirer un constat similaire: «On a tiré peu de leçons de cette crise. Non seulement on est revenu à nos mauvaises habitudes, mais avec des séquelles en plus. On refuse d’analyser les causes profondes de ce qui ne va pas dans le système de santé, ni dans la santé de la population. Comme on ne veut pas changer de paradigme, la dégradation progressive se poursuit».
Selon elle, le Covid a marqué le point de rupture pour des soignants qui ont décidé d’abandonner la profession, ou de travailler moins. «La crise a nécessité un intense dévouement qui reste peu reconnu pour certaines professions, telles que les infirmières. S’il n’y a pas assez de reconnaissance, la tendance à quitter la profession s’accélère encore plus.»
En 2022, une étude PwC dévoilée par la NZZ am Sonntag et que l'agence de presse Keystone-ATS a pu consulter faisait état d’une «aggravation impitoyable» de la pénurie de personnel d'ici à 2040. Les chiffres de 40'000 infirmiers et 5500 médecins manquants étaient évoqués.
Selon une étude de l’Association suisse des étudiants en médecine publiée fin 2023, un tiers des étudiants en médecine renonce à leur métier après leur stage de fin d’études à l’hôpital. Sur le plateau de Forum, l'un des auteurs de l'étude déclarait: «On se rend compte que le temps passé avec les patients est en minorité sur la journée. La majorité c’est l’administratif et la digitalisation pose problème car les systèmes entre les hôpitaux ne sont pas compatibles et c’est une grande perte de temps».
La maladie, c’est la santé

Pour bien comprendre la situation apparemment inextricable dans laquelle se trouve notre système, il est important d’intégrer la notion suivante: ce qui régit le système de santé en Suisse, c’est une loi fédérale sur l’assurance maladie. Pas une loi sur la santé. Celle-ci n’est pas perçue comme un bien commun, mais uniquement au travers du prisme de la maladie. Dans un tel système, on a intérêt d’avoir le plus de malades possible et les malades chroniques sont plus intéressants pour les médecins, qui sont incités dans cette approche contre nature par le paiement à l’acte.
Notre société, pour aller mieux, aurait tout intérêt à considérer la médecine dans son ensemble et surtout à appliquer le proverbe qui dit qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Une évidence pour Valérie d’Acremont: «Le nombre de malades augmente parce que le système est basé avant tout sur le curatif au lieu du préventif, c’est-à-dire où l’on s’occupe des malades sans rien faire en amont. Résultat des courses: même si on a une bonne espérance de vie, on a la moitié des gens qui, à partir de 65 ans, vivent avec une maladie chronique, contrairement aux pays scandinaves qui investissent dans la prévention et la promotion de la santé et qui n’ont qu’une personne sur cinq ou même sur dix qui vivent avec une maladie après 65 ans.»
«La Suisse est l’avant-dernier pays du monde en termes de prévention du tabagisme»
Selon cette spécialiste des maladies tropicales, qui a œuvré longtemps en Afrique, il est plus que temps de promouvoir la santé au travers de ses déterminants, parmi lesquels les soins ne représentent que 10 à 20%. «Tout le reste est déterminé par ce que l’on mange, comment on se déplace… Par exemple: l’industrie agroalimentaire bourre délibérément les aliments d’éléments addictifs, tels que le sucre ou les matières grasses.
La Suisse est l’avant-dernier pays du monde en termes de prévention du tabagisme, parce qu’on a les sièges de beaucoup de multinationales comme Philippe Morris ou, pour d’autres facteurs, Nestlé et Syngenta, qui créent des malades. Les pharmas, quant à elles, n’ont pas d’intérêt à ce que l’on soit en bonne santé.»
«Pendant la crise Covid, ces facteurs de risques ont empirés: le surpoids chez les ados a triplé, la sédentarité a augmenté. Sans parler des déterminants environnementaux : le changement climatique, la perte de biodiversité et la pollution, ajoute celle qui revendique un engagement de militante climatique, explique encore la responsable du secteur Santé globale et environnementale à Unisanté. Pendant le Covid, la pollution de l’air a plutôt diminué, mais la pollution de l’environnement a empiré avec les masques jetés partout. La quantité de désinfectant que l’on a répandu a altéré la biodiversité. Toute la flore bactérienne qui vit sur nous en permanence est très importante car elle régule notre système immunitaire. Une société trop hygiéniste a pour conséquence que le corps finit par s’attaquer à lui-même. C’est ce qui explique l’augmentation des allergies et maladies auto-immunes.»
«Techniquement, pour s’en sortir, il faudrait admettre que les hôpitaux ne soient pas payés qu’en fonction de l'activité et qu’une part de leurs ressources servent à financer des capacités de réserve, explique Pierre-Yves Maillard. Que la LAMAL leur garantisse une rémunération quand ils traitent un cas, c’est évidemment nécessaire. Mais il faut compléter cette rémunération par des subventions des cantons ou de la Confédération, qui sont données aux hôpitaux pour la mise en place de dispositifs de pool ou de renfort capables de pouvoir gérer des pics.»
Un système tentaculaire aux trop nombreux acteurs

«Dans son état actuel, le système de santé ne peut être amené qu’à s’autodétruire, nous commente-t-on depuis Berne. Son financement est fait de telle sorte que chacun va y chercher ses propres intérêts. Tant les pharmas, que les médecins, que les cantons, qui représentent les plus importants lobbies au Parlement.»
Au sommet de l’Etat, une source du Département fédéral de la santé nous confie que la pandémie a entraîné une autre consommation des soins, liée notamment à une angoisse plus marquée. Il s’agit désormais de convaincre les gens qu’ils sont en bonne santé. Un article du Tages Anzeiger décryptant la hausse régulière des coûts de la santé rapportait d’ailleurs cette tendance fin 2024.
«Il y a une véritable économie de l’isolement»
Un constat que ne partage pas Claudine Mathieu Thiébaud, ancienne cheffe du Service de santé publique à Fribourg, qui a préféré se concentrer sur les aspiects purement médicaux de la santé publique en Argovie. Pour elle, le lien avec le post-Covid n’est plus applicable pour expliquer la hausse des coûts de la santé: «L'augmentation des coûts est poussée, selon une analyse de l'OFSP, par l'évolution de la démographie, du profil de maladie comme l’obésité, les maladies cardiovasculaires, l’hypertension, les maladies chroniques, il y a les progrès de la médecine et de l’innovation coûteuses, il y a les incitations des prestataires de soins payés à l’acte. Ces facteurs sont indépendants du Covid.»
«Ma grande angoisse? Que l'on gère désormais les crises en évitant d'investir dans le système de santé, en se contentant d'empêcher les gens de tomber malades. Et quand un virus circule, plutôt que de soigner, on isole, nous confie encore Pierre-Yves Maillard. Derrière cela, il y a une véritable économie de l’isolement. Le capitalisme numérique – le plus triomphant du moment – a tout intérêt à ce que nous restions seuls. Chaque moment passé à discuter dans un bistrot, c’est du temps de cerveau qui échappe aux vendeurs en ligne, aux réseaux sociaux et aux GAFAM.»