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Article rédigé par :

Jean-Charles Biyo'o Ella

Comment les agro-industries privent les villageois camerounais de leur terre

Dernière mise à jour : 29 mars 2024

A deux reprises en l’intervalle d’un mois, entre juillet et août 2020, les communautés villageoises des régions du littoral et du Sud Cameroun ont réussi à faire plier une agro-industrie et à contraindre le gouvernement camerounais à faire marche-arrière, à l’issue d’une vive tension entre différentes parties. Au cœur du conflit, la cession d’un domaine foncier au géant Neo Industry, spécialisé dans la culture du cacao; et la transformation d’une unité forestière aménagée (UFA) dans le Nkam, localité de la forêt d’Ebo. Faire plier l’Etat et un mastodonte industriel, événement assez rare dans ce pays où la loi foncière stipule que «les terres appartiennent à l’Etat». Premier épisode d'un reportage en direct du Cameroun.

Les plantations de canne à sucre commencent en bordure de route. © J-C. B.E


Au Sud du Cameroun, le projet de l’industriel Neo Industry a fait couler beaucoup d’encre... et de salive. Il a mis en branle aussi bien les communautés villageoises, les chefs traditionnels, que l’élite locale, tous vent debout contre l’Etat et son concessionnaire, à qui le gouvernement a attribué plus de 26'000 hectares de terre, pour réaliser son projet.


Pour franchir ces localités, dites zone des trois frontières: Cameroun, Congo et Guinée equatoriale, il faut parcourir des centaines de kilomètres à partir de la capitale, Yaoundé.

Voyager en moto, seul moyen de transport en saison pluvieuse, où les ornières et les mauvaises herbes ont retracé les petites pistes boueuses parsemées de bourbiers.

 

A suivre: la pollution environnementale des industries occidentales au Cameroun

 

Nous sommes dans le département de la vallée du Ntem, à l’extrême sud du pays. La zone forestière est connue pour être fertile, grâce aux fortes pluies qui s’abattent. Ses terres arables, très prisées par les entreprises, et ses cours d’eau, toujours inondés ou presque, sont riches en poissons. Les riverains vivent de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Ils tirent l’essentiel de leurs biens de la terre. Cependant, comme partout au Cameroun, l’arrivée d’une agro-industrie, présentée par le gouvernement comme une aubaine contre la pauvreté ambiante et le chômage, est très vite assimilée par les populations à une opération d’expropriation massive de «leurs terres». Ce qui, aux yeux des habitants, risquerait d’avoir des effets contreproductifs sur le long terme et de faire sombrer les populations dans la misère.


Pour étayer ses arguments, l’ethnie locale des Ntoumou s’appuie sur des exemples d’autres localités du pays, dont la présence des agro-industries n’a pas réussi à influencer positivement le développement. Les populations évoquent le fait qu’elles n’ont pas été consultées pour définir les priorités de la communauté. Que l’entreprise bénéficiaire de la concession ne leur aurait pas présenté son cahier des charges, qu’aucun projet social n’aurait été réalisé à la date prévue et qu’aucune étude préalable de l’impact environnemental d'un tel investissement n’aurait été menée.


Braderie de terres


A Messama, l’un des villages impactés, les premières bornes apposées par l’industriel pour délimiter sa propriété commencent à moins de 200 mètres des habitations. «Lorsqu’on vient placer les bornes ici, cela signifie que toute cette terre ne nous appartient plus. Que nos épouses ne peuvent plus travailler ici, que nos enfants n’auront pas là où construire dans l’avenir et que nos petits-enfants seront obligés de quitter le village pour aller trouver du terrain ailleurs. Et voilà donc toute une famille qui va se disloquer», déplore le chef du village.


Les villageois nous montrent la borne en béton apposée par Neo Industry, juste derrière leur maison. © J-C. B.E


«Nous les femmes, tirons l’essentiel de notre vie sur cette terre qui est aujourd’hui, on peut le dire, arrachée. Puisqu’on a juste suspendu le contrat. Ça veut dire que le gouvernement peut relancer le dossier. Et, du jour au lendemain, on voit les gens défricher la forêt. Nous on ne veut pas qu’on prenne nos terres, on risque de mourir de faim, j’envoie mes enfants à l’école grâce au travail de la terre. Je fais mes petites tontines grâce à mes champs. Si je ne peux plus travailler aux champs, je crois que je vais mourir de faim», renchérit Anastasie Ella, une mère de 65 ans.


L’attribution de 26'000 hectares à Neo Industry par l’Etat du Cameroun a créé un tollé général, partant des communautés villageoises, jusqu’au sommet de l’Etat. «La terre est une chose sacrée, elle ne doit pas être vendue. Cette terre est tout pour nous. Sans elle, la vie n’est pas possible dans la vallée du Ntem», pouvait-on lire dans le recours gracieux en annulation, introduit par le collectif d’avocats constitué pour défendre les droits des populations riveraines. Face à cette grogne populaire, le gouvernement va finir par suspendre le bail signé avec Neo Industry. Sauf qu’au sein des communautés, la simple suspension du contrat ne dissipe pas tous les doutes. La crainte de voir l’Etat central revenir sur sa décision, en rétablissant l’agro-industrie dans ses droits se fait sentir. Les inquiétudes restent palpables.


Au Cameroun, les conflits fonciers sont un problème récurrent. A chaque épisode sa nouvelle réalité. Ces conflits, de la base au sommet, impliquent aussi bien, à divers niveaux, les membres d'une même famille, les familles d'une même collectivité locale, parfois des communautés tribales entre elles, et plus fréquemment, des communautés tribales contre l'État et des multinationales.


«L’Etat a laissé Sosucam nous spolier»

Dans la Haute Sanaga Cameroun, à près de 200 kilomètres de Yaoundé, les conflits fonciers entre l’industriel Sosucam et les populations villageoises remontent à son installation dans le pays, en 1965. La région est à couteaux tirés avec la multinationale, filiale du groupe français Somdiaa, qu'elle accuse d'avoir accaparé des milliers d'hectares de terres situés au-delà du domaine privé de l’Etat. «Sosucam a pris toutes nos terres pour planter la canne à sucre. Regardez là où se trouvent nos maisons, et à quelle distance se trouvent les premières tiges de canne. Vous comprendrez qu’on n’a plus rien!» Priscille Eto’o, l’épouse du chef du village d’Ebometende est en larmes lorsqu’elle livre ce témoignage.


En réalité, le village Ebometende est situé en plein cœur des plantations de cannes à sucre de Sosucam. D’après la société, les plantations sont antérieures à la naissance du village. Une déclaration que rejettent les villageois. Faute d’espaces disponibles cultivables à proximité des villages, les populations sont amenées à parcourir des dizaines de kilomètres au milieu de cet océan de feuilles vertes de canne avant d'espérer trouver un lopin de terre. «J’ai presque 70 ans. Pensez-vous que j’aie encore suffisamment de force pour faire 11 kilomètres à pied pour aller au champ? Non! Je ne peux plus. Ma force est finie, voilà pourquoi je meurs de faim ici, puisque l’Etat a laissé Sosucam nous spolier», s’indigne pour sa part Eugene Atangana, patriarche d’Okala, autre village impacté.


Les plantations de canne à sucre de Sosucam. © J-C. B.E


L’entreprise Sosucam exploite au Cameroun 24'000 hectares de terres cédées sous contrat. Deux baux emphytéotiques signés en 1965 et en 2006. Selon les populations, il y a non seulement un problème d’expropriation, mais surtout de mauvaises indemnisations, ainsi que l'abandon des projets sociaux. Pour réclamer leurs droits, les villageois affirment avoir intenté des procès en justice contre ce géant national du sucre. Mais aucun n’a abouti. Même les multiples médiations menées sur le terrain par une commission, mise sur pied par l’église catholique romaine, n’ont abouti à rien. Et les pouvoirs publics restent silencieux.


Face au rideau de fer dressé par la filiale française, associé au silence assourdissant de l’Etat, les villageois ont lancé clandestinement, à plusieurs reprises, des opérations de sabotage des plantations. Plus d’une fois, ils ont barricadé la route aux engins de la société, pour espérer faire entendre leur voix. Mais en vain!


Or, à la Sosucam, les responsables affirment que toutes les cessions de terre à l’entreprise ont été faites sous la diligence de l’Etat du Cameroun. Certes, affirme Wenceslas Noubi Fowo, le patron de la responsabilité sociale de la firme, «peut-être qu'il y a eu quelques erreurs de la part de notre entreprise par le passé, mais aujourd’hui, la société met l’accent sur l’aspect social, à travers sa fondation. Nous construisons des écoles pour l’éducation des enfants, des forages pour donner de l’eau potable aux populations. Nous construisons des ponts pour désenclaver les villages, nous assurons le transport gratuit des populations des villages vers des centres urbains grâce à des bus réquisitionnés, entre autres.» L’agro-alimentaire français se réjouit par ailleurs d’être le troisième employeur au Cameroun, avec près de 100'000 travailleurs permanents, dans un pays où le taux de chômage frôle les 80 pourcent.


L'un des forages offerts aux populations par Sosucam. © J-C. B.E


Comprendre le paradoxe


Selon l’agrégé de droit Prospère Nkou Mvondo, ce qui pose problème au Cameroun, c’est le cadre juridique. Dans l’une de ses revues scientifiques, il écrit que «l'autochtone se définit par rapport à la terre. Le premier droit d'une population autochtone est donc d'abord un droit sur sa terre natale. En posant le principe, il va de soi que la Constitution appelle à une réforme agraire qui intégrera la notion de population autochtone, bien connue dans le domaine sociologique, mais ignorée jusqu'à présent par l'ordre juridique camerounais en général et par le droit foncier en particulier. Si la réglementation foncière veut être conforme à la nouvelle Constitution, ce qui est une nécessité, elle doit être réformée de manière à accorder et à préserver les droits des populations autochtones, comme l'exige la Constitution».


Au Ministère des domaines et des affaires foncières, si on ne nie pas totalement la réalité du terrain, un responsable sous couvert d'anonymat croit savoir «qu’il y a une surenchère et une aggravation des faits de la part des ONG tapies dans l’ombre. Aucun Etat ne peut travailler en défaveur de ses communautés. Tout ce que l’Etat fait va dans l’optique de sortir les populations de la pauvreté. Sauf que parfois, sur le terrain, des interlocuteurs peuvent mal expliquer la nécessité d’un projet aux populations», relate cette source. Généralement, l’Etat dépossède légalement tout le monde de ses terres pour la réalisation de gros investissements d’utilité publique. Cela a été le cas pour la construction de l’aéroport international de Yaoundé Nsimalen, où un conflit a opposé les habitants de la localité et le gouvernement parce que celui-ci ne les a pas dédommagés.


Le cas le plus récurrent est celui de la vente des terres. Les riches achètent des terres et les immatriculent, ce qui dépossède à jamais les populations. Ces nouveaux riches, hommes d’affaires ou politiques, investissent dans l’agro-business, achetant de grands espaces en milieu rural et transformant parfois les petits paysans en ouvriers agricoles sur leurs propres terres.


A une époque, presque tous les gouvernements africains ont créé ou favorisé la création de sociétés agro-industrielles pour le développement de certaines cultures, comme la canne à sucre, l’hévéa, le palmier à huile, etc. L’installation de ces sociétés s’est faite très souvent sur plusieurs milliers d’hectares de terres cultivables et très fertiles qui appartenaient aux populations autochtones. Les griefs soulevés par les natifs sont quasiment les mêmes: expropriation foncière et manque d’indemnisations.

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