top of page
Rechercher
Photo du rédacteurMichael Wyler

Comment la Chine redessine – discrètement – la carte géopolitique du Pacifique

Dernière mise à jour : 27 mai

Alors que la France s’en prend plein les gencives en Nouvelle-Calédonie, que la Grande-Bretagne pleure son empire disparu («zut, on n’a plus de colonies à piller!»), que les Etats-Unis sont embourbés un peu partout dans le monde, que la Russie a d’autres chats à fouetter, la Chine, nouvelle puissance coloniale, s’implante à coups de milliards dans la plupart des 22 Etats et territoires du Pacifique. Tour d’horizon et explications en un reportage.

La carte du Pacifique.
La carte du Pacifique © DR

L'Océan Pacifique recouvre un tiers de la surface du globe et si la superficie totale des Etats et territoires qui s’y trouvent est inférieure à celle de la France, leur zone économique exclusive recouvre 40 millions de km2, soit quatre fois celle de l’Europe!


Le contrôle de cette zone est donc d’importance stratégique (militaire et alimentaire) et la Chine fait feu de tout bois pour évincer ses pâles rivaux que sont Taïwan, les Etats-Unis et… la France. Ces petits Etats (certains comptent à peine plus d’un millier d’habitants) ont commencé à prendre conscience de leur importance et ne se voient plus comme des micro-Etats, mais comme des puissances océanes. La douzaine d’entre eux qui sont déjà membres de l’ONU représentent près de 7% des voix et n’ont plus envie d’être ignorés.


Tintin se jette à l’eau!


Certes, la Suisse, sympathique grenouille aux ambitions de bœuf (pour paraphraser La Fontaine), estime avoir aussi un rôle à jouer. Comme le disait Yasmine Chatila Zwahlen, notre ex ambassadrice à Kiribati, Nauru, Papouasie Nouvelle-Guinée, îles Salomon et Vanuatu, à Swissinfo en 2021: «Nous avons invité 16 états à ouvrir une mission permanente auprès de l’ONU et de 35 autres organisations internationales à Genève, dans le but de renforcer le rôle de ville internationale de Genève et afin que tous les Etats du monde puissent y être représentés.»


Keystone-ATS, 9 août 2023: «La Suisse et Niue vont établir des relations diplomatiques. Ignazio Cassis et son homologue Mona Ainu’u ont signé mercredi une déclaration d’intention en ce sens, dit le DFAE à l’issue d’une tournée en Asie-Pacifique, zone convoitée où Berne tente de placer ses pions.»

 

Autour d’une bière dans un bistrot de l’île, Dalton Tagelagi, Premier ministre de Niue, trouve cela plutôt drôle. «Etre courtisé par la Chine, les Etats-Unis et la Suisse? Quel honneur!» me dit-il, affichant un sourire ironique (nul doute que s’il savait que la Suisse ne consacre que quelque 700'000 francs par an pour des projets dans le Pacifique, il éclaterait de rire… )


«La Chine nous courtise depuis pas mal de temps»

C’est que Niue – 1'260 habitants – est moins peuplée que Vers-chez-les-Blancs! En plein milieu du Pacifique, à 2'400 km au nord-est de la Nouvelle-Zélande et à 2'000 km à l’ouest de Tahiti, c’est un Etat autonome, qui mène sa propre politique étrangère. 


«La Chine nous courtise depuis pas mal de temps et nous a récemment envoyé une douzaine d’ouvriers et deux trax pour asphalter quelques kilomètres de route». Mais, précise t-il: «nous sommes petits, certes, mais pas idiots et ne lui emprunterons pas un cent».

 

Au cours de ces cinq derniers mois, Cécile, mon épouse (à qui je dois les photos) et moi avons visité huit de ces Etats, aussi bien en Micronésie, Mélanésie qu’en Polynésie. Pour illustrer la façon dont la Chine s’y est prise et continue à s’y prendre pour coloniser le Pacifique, j’ai choisi d’évoquer le cas de l’archipel de Kiribati. J’aurais aussi pu choisir Vanuatu, Tonga, les îles Salomon et même… la Nouvelle-Calédonie car le scénario est le même partout.


Kiribati est un des plus petits pays du monde (la totalité des terres immergées = superficie du canton de Neuchâtel)  qui, grâce à la dispersion des îles, soit 3 archipels et 32 atolls, lui permet de revendiquer une zone maritime de 3'550'000 km2 (six fois la France).


C’est que les parties est et ouest de Kiribati, sont à 3'288 km l’une de l’autre (soit la distance entre la Suisse et le Groenland) et sans liaison aérienne régulière entre ces deux parties du même pays. Ainsi, pour se rendre de l'une à l’autre, il faut passer par Fidji, à 2'000 km au sud.


Amor y pesetas


Mon premier contact avec Kiribati s’est déroulé dans le vol qui nous y amenait de Fidji. Assis sur la rangée de sièges à côté d’un ministre, j’ai eu le temps de papoter avec lui. Il connaît bien Genève pour avoir assisté à plusieurs conférences internationales et me dit aimer voyager, toujours en compagnie de sa femme. Il «adore Chillon, Montreux et les Alpes.»


Pas gêné pour un rond, il m’explique que lorsqu’il vient à Genève, sa délégation loue un Airbnb pendant les 2-3 semaines que durent ces conférences. «Nous dormons à six dans deux chambres et les femmes font les courses et la cuisine.» Pourquoi? «Parce que non seulement nos voyages sont payés en classe Affaires, mais nous touchons chacun plusieurs centaines de dollars par jour pour payer nos frais d’hôtels et de nourriture. Séjourner dans un Airbnb, nous permet de repartir chacun avec plusieurs milliers de dollars!» Pas mal pour un pays dans lequel le salaire moyen est de l’ordre de 250 francs par mois…


Ministre de Kiribati.



Document.





Et à propos de «corruption» (une maladie généralisée dans les Etats du Pacifique, comme dans bien d’autres Etats ailleurs, et pas seulement en Afrique quelqu’un évoquerait le lobby des pharma en Suisse par exemple?), le Président actuel Taneti Maamau est très, mais alors très très prochinois et réputé comme étant aussi corrompu que controversé. Sera-t-il réélu lors des élections de cet automne? Au vu des gros moyens que lui offre la Chine, c’est loin d’être exclu.


Taneti Maamau

Comme me l’explique le Premier Président de Kiribati (élu à l’âge de 29 ans), Sir Ieremia Tabai, aujourd’hui âgé de 75 ans et encore un des membres les plus influents du Parlement: «Une des premières mesures du Président, au lendemain de son élection, a été de mettre à la porte avec effet immédiat tous les Taïwanais. Même ceux qui étaient en train de terminer la construction de divers bâtiments.»  


«Aujourd’hui, la majorité des commerces est aux mains des Chinois, qui sont aussi propriétaires des magasins d’alimentation et de nombre d’entreprises. Comme ils importent toutes leurs marchandises directement de la Chine, les commerçants locaux ne peuvent rivaliser avec les prix et ferment boutique, perdant ainsi leurs maigres ressources.»


Sir Ieremia Tabai



Sir Ieremia Tabai





Une situation que l’on retrouve hélas dans bien d’autres archipels où les enseignes en mandarin se multiplient.


Réchauffement climatique et blabla


Pendant que dans nombre de pays occidentaux on pratique allègrement la masturbation intellectuelle entre climatoconvaincus et climatosceptiques, à Kiribati, il n’y a pas photo: on vit quotidiennement les conséquences de l’activité humaine, pour ne pas dire de la cupidité humaine. Le point le plus élevé de Kiribati culmine en effet à… trois mètres et la majorité des terres arables se situe au niveau de la mer.


Ainsi donc, à chaque gros orage, sans même parler des marées de vive-eau, ces terres sont submergées d’eau salée, ce qui rend les cultures de plus en plus aléatoires.


Cette situation et l’érosion des côtes «m’inquiétait particulièrement» se souvient Anote Tong, Président de Kiribati entre 2003 et 2016. Conjointement Ministre des Affaires étrangères et de l'Immigration, il a déployé d’énormes efforts pour accroître la conscience du monde au sujet de la menace posée par le changement climatique.


«Tôt ou tard, Kiribati deviendra inhabitable»

«En 2012, j’ai procédé à l'achat de 20 kilomètres carrés de terrains, sur l'île Vanua Levu dans les îles Fidji, car tôt ou tard, les quelque 120'000 habitants de nos îles devront se rendre à l’évidence: Kiribati deviendra inhabitable».


Son successeur a évidemment immédiatement adopté une autre politique: rapprochement avec la Chine, projets de construction de digues financés par Beijing évidemment, importation de terre arable. Un projet non concrétisé après quatre ans de «règne», mais il garde la conviction que les Kiribatiens n’ont aucune envie de déménager.


Certes… mais vu le taux très élevé de chômage, surtout chez les jeunes gens, nombre d’entre eux ont déjà quitté ces rivages peu hospitaliers pour, notamment, l’Australie et la Nouvelle-Zélande (ayant appris que j’avais rencontré Sir Ieremia Tabai, il a refusé de me recevoir).


Situation similaire à Tonga, Vanuatu etc. où les salaires, lorsqu’il y a du travail, sont rarement supérieurs à 250 francs par mois, alors que cueillir des fruits pendant la saison (9 mois) en Australie rapporte près de dix fois plus. Ce qui évidemment permet à ces «expats» saisonniers de revenir au pays, de s’acheter une voiture, de construire une maison (vide 9 mois par année) et de contribuer à faire grimper les prix, au détriment des leurs compatriotes restés sur place.


Nous avons fait un saut sur l’île de Abaiang, quelque 5'000 habitants, où demeurent nos trois seuls compatriotes domiciliés à Kiribati (et dont un tiers était en Suisse).


Nick Mack, dit Big Mac (il dépasse les deux mètres) a quitté son Argovie natale il y a sept ans, avec son épouse Lisa, originaire d’Abaiang, mais parlant couramment le suisse-allemand après plus de 25 ans passés en Suisse. Sa «pension», un chalet de jardin importé de Suisse est un havre de confort.


La maison de Lisa et Nick. C’est la plus belle (et seule vraie maison) d’Abaiang. © CW
La maison de Lisa et Nick. C’est la plus belle (et seule vraie maison) d’Abaiang. © CW
Bic Mac


Car sur son île, comme sur celle de Makin où nous avons aussi séjourné, il n’y a généralement ni électricité, ni eau courante (on se lave, tout habillé, dans la mer dans laquelle on fait aussi ses besoins… ) et on dort à même le sol. Or, Nick dispose de panneaux solaires, d’une citerne de 15'000 litres d’eau de pluie, d’une douche, de toilettes et d’un vrai lit. Avec matelas. Le grand luxe!


Notre logement sur l’île de Makin.
Notre logement sur l’île de Makin. © CW

Ben mon colon…


Partout où nous nous baladons sur ces îles, on trouve, chose pour le moins incongrue, des éclairages solaires toutes les quelques centaines de mètres sur des chemins que personne ne pratique de nuit. Cadeau de la Chine, comme l’explique un autocollant sur ces éclairages.


Sur ces îles, comme sur celle de Tarawa, la capitale, la Chine est omniprésente. Ouvriers chinois, trax chinois, stade de sport «offert par la Chine», supermarchés chinois, affiches en mandarin et jusqu’au restaurant le plus chic (entendez «propre et ressemblant à un réfectoire d’usine modèle») et le plus cher de Tarawa, où les expats de l’Empire du Milieu se retrouvent le soir.


Tout cela a évidemment un prix, car la générosité de la Chine se paie. Et cher. Il y a comme préalable la cessation de toute relation avec Taïwan. Puis la mise à disposition d’énormes zones de pêche. Quant aux contrats de prêts, si ces derniers ne sont pas remboursés à temps, ils permettent à la Chine de s’approprier des infrastructures telles que ports ou aéroports. Et évidemment, le droit d’y établir des bases militaires le temps venu.


Avec la croissance de son influence à Nauru, Kiribati, Vanuatu, les îles Salomon, Tuvalu, Fiji, Tonga, Samoa, Niue, la Nouvelle Calédonie, Tahiti, etc.  Beijing est en train de redessiner la carte géopolitique du Pacifique.


Carte du Pacifique.

Et la Nouvelle Calédonie dans tout cela?


Nous sommes à 500 km de Nouméa, la capitale de la Nouvelle-Calédonie lorsque nous apprenons que l’aéroport vient d’être fermé à cause des émeutes. A Port Vila (Vanuatu), nous rencontrons plusieurs Caldoches (descendants des colons européens du début de la colonisation. Ils représentent 25% des 270'000 habitants du pays), coincés comme nous suite à la fermeture de l’aéroport de Nouméa.


Pour eux, il ne fait aucun doute que les Kanaks (les autochtones, soit quelque 40% de la population (les 35% restants étant les «metro», français installés en Nouvelle-Calédonie, généralement au bénéfice d’un contrat d’une durée déterminée) sont soutenus activement par le Groupe d'initiative de Bakou, créé en juillet 2023 en Azerbaïdjan.


Ce groupe, qui comprend des participants de divers territoires français en quête d'indépendance (soit à peu près tous les territoires d’outre-mer que la France appelle les DOM-TOM) vise à soutenir les mouvements anticoloniaux contre la France. «Nous sommes solidaires de nos amis kanaks et soutenons leur juste combat», a-t-il récemment déclaré.


Si l'Azerbaïdjan soutient ces mouvements d'indépendance dans les territoires français, ce n’est pas un hasard… Officiellement, c’est un moyen de répliquer à la France pour son soutien à l’Arménie, mais dès que l’on gratte un peu plus, on retrouve la patte de la Chine qui, ces dernières années, a fortement développé ses relations avec les pays du Caucase, dont l’Azerbaïdjan.


Si ces pays ne représentent pas une priorité stratégique en soi pour la Chine, ce sont toutefois des dominos importants – surtout depuis le lancement de l’initiative des Routes de la Soie par Xi Xinping.


Revenons à nos moutons


Marionnettiste reconnue, la Chine se sert de l’Azerbaïdjan pour soutenir les Kanaks. Mais pas par bonté du cœur. Car si la Nouvelle-Calédonie devenait indépendante, l’exploitation de ses ressources très convoitées (le nickel et les ressources maritimes de sa zone économique exclusive notamment) pourrait bien être confiée à la Chine.


L’Empire du Milieu intervient aussi directement, à travers l’Association de l’amitié sino-calédonienne dont le but est «renforcer la compréhension mutuelle et l’amitié entre les deux peuples, et de fonder le socle des échanges de la coopération dans les domaines culturel, scientifique, touristique, éducatif, commercial et économique». Un blabla bien rôdé et à première vue, inoffensif.


«La stratégie de la Chine est parfaitement rodée»

Mais, comme l’évoque un rapport de l’Irsem (Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire en France) publié fin 2021: «la Chine fonctionne en noyautant l’économie, en se rapprochant des responsables tribaux et politiques parce que c’est la méthode la plus efficace et la moins visible. Sa stratégie est parfaitement rodée et elle a fonctionné ailleurs dans le Pacifique».


La Nouvelle-Zélande et l’Australie, traditionnellement influents à Kiribati et dans les îles Cook perdent du terrain, tout comme les Etats-Unis dans les Etats fédérés de Micronésie. Quant à la France, elle s’accroche à son «rocher» (nom affectueux que les Kanaks donnent à la Nouvelle-Calédonie) et à la Polynésie française, mais fait face à des mouvements indépendantistes toujours plus importants, discrètement ou pas soutenus par la Chine.


Et la Suisse dans tout cela? Comme le dit Yasmina Chatila Zwahlen, entretemps devenue Ambassadrice de Suisse en Arabie Saoudite: «Nous espérons que ces Etats du Pacifique seront capables de jouer un rôle à part entière sur la scène mondiale. Pour y parvenir, ils ont besoin d’amis politiques, et c’est ce que nous sommes».


Dans sa fable La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, La Fontaine évoque une petite grenouille qui enfle et enfle pour devenir aussi grosse que le bœuf, mais… elle éclate. Morale: il faut rester sage, humble et à sa juste place, sans chercher à imiter les autres…

Posts récents

Voir tout

2 comentários


Claude Demierre
Claude Demierre
27 de nov.

On le disait déjà il y à longtemps : "Les optimistes enseignent le russe à leur enfants et les pessimistes le chinois" ...😖

Curtir

suzette.s
29 de mai.

Extrêmement intéressant! Merci! Cet article me fait découvrir un monde dont on ne parle jamais ici (sauf évidemment, depuis très peu, la Nouvelle Calédonie).

Curtir
bottom of page