Ce mal de la honte qui ronge les femmes au Cameroun
- Jean-Charles Biyo'o Ella
- 15 déc. 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 29 mars 2024
Selon une récente enquête menée par l’Agence des Nations unies pour la Santé sexuelle reproductive (Unfpa), plus de 20'000 femmes souffrent de fistules obstétricales au Cameroun. Un enfer qu’elles vivent au quotidien et qui leur cause des infections répétées. Mais les conséquences sont nombreuses: infertilité, handicap sexuel, incontinence urinaire, honte, exclusion sociale et dans le pire des cas, le suicide.

© J-C. B-E
«J’ai 38 ans, mais je porte des serviettes comme un bébé. La nuit, j’ai de la peine à dormir profondément parce que je dois à tout moment me lever pour changer la couche, sinon, je suis mouillée et je me blesse». L’histoire est celle de Madeleine. Elle la raconte couchée sur un lit d’hôpital, quelques heures après son opération au CHU de Yaoundé. Elle s’est faite opérer d’un mal qu’elle traîne depuis plus de 24 ans: la fistule obstétricale.
En 1996, Madeleine a 14 ans, elle est en classe de 6ème et fréquente un collège de l’Ouest Cameroun. Elle est issue d’une famille pauvre et doit gérer aussi bien ses études que ses besoins de petite fille. Sexuellement active, Madeleine tombe enceinte. Mais c’est au moment de l’accouchement que tout va se compliquer. Le bébé pèse 3,5kg pour une fille de 14 ans.
Elle finira néanmoins par accoucher par voie basse, mais après plus de dix heures de travail intense, de déchirures et de fatigue. Elle sera suturée, mais ne recouvrera plus jamais sa féminité. «Je sentais mauvais, raconte-t-elle. Je n’avais plus mes règles, mais je devais toujours porter des serviettes parce que je ne parvenais plus à retenir mes urines. Je ne ressentais pas l’envie de faire pipi, l’urine coulait d’elle-même. Parfois, les serviettes ne suffisaient pas, je portais beaucoup de vêtements entre les cuisses. Le soir, je mettais un tapis en plastique sur mon lit pour empêcher que le matelas n’absorbe l’urine», soupire-t-elle avant de fondre en larmes.
Dans la grande salle d’hospitalisation, Madeleine n’est pas seule. Rose, une femme de 50 ans, porte la même croix. Mais son histoire arrive à la suite de douze accouchements, dans des conditions sanitaires précaires. Des accouchements pour certains à domicile et pour d’autres dans la formation sanitaire du village, où l’échographie n’est pas toujours l’examen le plus indispensable. «Je traîne cette maladie depuis huit ans. Je l’ai contractée lors de mon douzième accouchement», souffle-t-elle, visage à moitié enveloppé par un foulard noir. La fistule, avant tout, c’est un mal de la honte au Cameroun. Mais, après une dizaine de minutes, la dame reprend son sang-froid et poursuit son récit, pour le moins glaçant. «Si je veux faire des selles, je ne suis pas toujours sûre que ce sont des selles qui vont sortir, puisqu’il arrive souvent qu’à la place des selles, ce soient des urines qui sortent, et vice-versa.
Si j’ai la diarrhée, au lieu qu’elle sorte par la voie anale, c’est plutôt par la voie vaginale qu’elle va sortir. Dans mon sac, il y a toujours des serviettes. Même quand je vais en réunion, je suis obligée de sortir à tout moment pour aller changer de serviettes. C’est difficile, c’est honteux», lâche-t-elle. Au fur et à mesure dans la salle, la parole se libère: «Moi, j’ai été victime d’un viol durant mon enfance alors que je revenais du champs de Maroua, à l’extrême-nord Cameroun, enchaîne une autre jeune femme. J’ai grandi avec un double traumatisme. Celui d’une jeune fille de 13 ans violée par deux adultes, et la conséquence de ce viol qui m’a gâché la vie. Il m’a provoqué une déchirure d’organes génitaux. Je vis cette douleur depuis des années. Je n’arrive pas à me marier, parce que les hommes que je rencontre me fuient à cause de ce problème. Ils ne supportent pas ces odeurs. Même ma famille m’a abandonnée, mais ici, à l’hôpital, je crois avoir recouvré ma santé après cette opération» confesse-t-elle.
Comprendre ce mal de la honte
La fistule obstétricale est une conséquence dramatique de l’accouchement difficile ou prolongé. Elle se matérialise par la création d’un passage anormal entre le vagin et la vessie. Ainsi, de l’appareil génital, il résulte souvent un écoulement incontrôlé d’urines et de matières fécales.
Au Cameroun, plus de 20'000 femmes souffrent de cette maladie. Et, selon les chiffres officiels, près de 2000 nouveaux cas sont enregistrés chaque année, dont quelques 200 femmes seulement peuvent se faire soigner. Selon le professeur Pierre Marie Tebeu, le gynécologue camerounais qui «répare» les femmes, «la fistule est une communication entre les organes du bas ventre de la femme. C’est–à-dire une communication anormale entre la poche des urines et le vagin. Ce qui fait que, lorsque les urines arrivent dans la poche où elles doivent être stockées, elles coulent directement par le vagin puisque la membrane qui sépare les deux parties a lâché. C’est aussi, d’autre part, une communication anormale entre la poche des selles et le vagin, si bien que lorsque les selles arrivent dans leur poche, elles coulent directement à l’extérieur.
Il y a des femmes que nous avons reçu ici, au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Yaoundé, et qui avaient déjà été opérées six ou sept fois. Les mariages précoces sont, d’une certaine manière, à l’origine de ce mal, car qui dit mariage précoce dit grossesses et accouchements précoces. Un développement insuffisant du bassin de la jeune fille ne permettant pas le passage aisé du nouveau-né, l’accouchement laisse des séquelles graves.
La femme qui souffre de cette maladie dégage une certaine odeur qui, non seulement met mal à l’aise son entourage, mais lui occasionner de la souffrance, parce qu’elle sent des odeurs monter de ses parties intimes. Cette douleur peut habiter la malade toute sa vie. Les filles qui accouchent à très bas âge, tout comme les femmes qui ne bénéficient pas d’un suivi médical adéquat et qui ne passent pas entre des mains expertes lors de l’accouchement, sont plus exposées à cette maladie qui, il faut le dire, est à l’origine de nombreux divorces dans certaines familles.
«Les femmes atteintes de fistules meurent à petit feu»
Les femmes atteintes de fistules obstétricales restent rarement sèches, elles dégagent une mauvaise odeur due à la présence d’urine et ou de selles dans leurs vêtements. Elles sont souvent rejetées par leur époux ou leur partenaire, évitées par leur communauté et blâmées de leur état. Les femmes non soignées peuvent s’attendre à une vie de honte et d’isolement, mais risquent aussi de connaître une mort lente et prématurée pour cause d’infection et d’insuffisance rénale.
En 2012, Marie-Rose a failli passer de vie à trépas. Dominée par une extrême dépression suite aux humiliations, la quinquagénaire s’est finalement faite opérer. «Le lendemain de mon opération, je me suis levée, j’ai regardé mon slip, je n’ai pas vu d'urine couler. Je suis sortie de la salle de soins en courant dans tout l’hôpital. Les gens ont cru que j’étais folle. Mais ils ne pouvaient pas me comprendre. J’ai dansé et pleuré. A mon âge, les gens se moquaient de moi, femme pisseuse. Aujourd’hui, je peux vous confirmer que j'ai recouvré ma santé, je suis redevenue femme et je fais déjà l’amour avec mon mignon petit cœur», lance ironiquement cette ancienne malade, avant d’éclater de rire.
Au Cameroun, dans les quartiers populaires de Yaoundé et Douala, et même dans les zones reculées, les femmes victimes de fistules obstétricales appartiennent au «club des rejetées». Qui pour s’aventurer vers elles lors que le secret est dévoilé. Aucun homme bien sûr! Leur réputation les précède et pèse sur elles comme un fardeau. Elles portent l’étiquette de femmes de la honte exclues des cercles de danse et de réjouissance. Dans les quartiers et villages, beaucoup leur ont collé des petits noms de «femmes sans frein», en référence à leur d’incontinence.
Pour venir à bout de ce mal qui touche en majorité les couches les plus défavorisées, le gouvernement camerounais a lancé le 20 novembre 2020, une campagne intitulée «rendons-lui le sourire». Objectif: éliminer cette maladie d’ici 2028. Pour soutenir le Cameroun dans ce combat, l’Agence des Nations unies pour la santé sexuelle et reproductive (Unfpa) a promis à l’Etat Camerounais, un accompagnement pour l’opération chirurgicale de 500 femmes sur plus de 20'000 qui souffrent aujourd’hui, dans une indifférence totale.
Situation en Europe
Si les fistules obstétricales sont restées jusqu’ici l’apanage des continents pauvres comme l'Afrique et, dans une certaine mesure, l’Asie ou Amérique latine, il faut cependant souligner qu’elles restent un lointain souvenir pour l’Europe où le système sanitaire est mieux aguerri, la natalité mieux maitrisée et le niveau de vie relativement meilleur que celui du reste du monde. Il faut souligner que la fistule était jadis une affection courante dans le monde entier, mais elle a été éliminée de régions comme l'Amérique du Nord ou l'Europe, grâce justement à cette démocratisation de l'accès aux soins obstétricaux.
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