«Au Parlement, on ne prend pas les sujets écologiques au sérieux»
- Amèle Debey
- 19 mars 2023
- 22 min de lecture
Dernière mise à jour : 6 avr. 2023
Philosophe et professeur à l'université de Lausanne, Dominique Bourg a enseigné à l'Institut d'études politiques de Paris et à l'université de technologie de Troyes. Auteur de nombreux ouvrages et publications, il a principalement mené des travaux de recherche dans le domaine de l'éthique du développement durable. Avec un tel parcours, il pourrait facilement se contenter de couler des jours heureux au bord du Léman, mais il prend volontiers son bâton de pèlerin pour expliquer tout ce qui se joue dans nos démocraties à l'heure de la transition écologique. Avec une approche pluridisciplinaire, il propose une vision argumentée et décalée de la conception matérialiste du monde, pour suggérer des pistes d'actions dans une situation grave mais peut-être pas désespérée.

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Aurélie Gastineau, pour L'Impertinent: Vous avez un parcours universitaire impressionnant et vous êtes aussi engagé dans la vie publique. Qu'est-ce qui, en tant que philosophe, vous a poussé à aller vers les sciences de l'environnement?
Dominique Bourg: C'est une vieille histoire. Je suis né dans une cité ouvrière créée dans les années 20 par Solvay, un groupe chimique qui fait de la soude, de l'acide chlorhydrique... etc. Gamin, je me souviens qu'il y avait près de la maison un petit ruisseau avec des écrevisses, ça veut dire qu'il était dans un bon état écologique. Et puis du jour au lendemain, il est devenu orange... ça m'a un petit peu sensibilisé. Ensuite, étant étudiant, j'avais lu La nature dénaturée de Jean Dorst que j'ai eu la chance de connaître après. J'étais aussi abonné à un magazine qui s'appelait Survivre, puis Vivre de Grothendieck, dont les papiers étaient assez extraordinaires.
Après une première thèse métaphysique, je me suis vraiment lancé et j'ai travaillé très longtemps sur la philosophie des techniques, et évidemment ça m'a fait revenir à ces sujets environnementaux que j'avais découverts en étant étudiant. J'y suis revenu de façon professionnelle, depuis le début des années 90.
Vous avez été membre de la Commission Coppens ensuite président du conseil scientifique de la Fondation de Nicolas Hulot, puis candidat aux élections européennes avec Génération Écologie et avec Delphine Batho. Que vous ont apporté ces engagements politiques? Rétrospectivement, ça en valait la peine?
Déjà, je distinguerais la vice-présidence du conseil scientifique de la Fondation Hulot, la participation à la Commission Coppens, le CNDD (Conseil national du développement durable)...qui étaient des engagements de fond sur un sujet avec une base scientifique solide, mais pas des engagements partisans au sens politique, plus étroit, du terme. Quand on a un engagement politique, on va chercher les électeurs et on ne peut pas forcément dire exactement tout ce que l'on voudrait. Ce n'est pas la même chose qu'un engagement de fond dans la société civile sur un sujet, où c'est l'objectivité des choses qui vous guide de A à Z.
Quand vous créez une liste, vous êtes bien obligé de vous positionner par rapport aux autres. Après il y a des questions d'alliances... C'est un mélange entre la réalité, la stratégie et des valeurs et je ne suis pas à l'aise avec ce jeu politique-là. J'ai accepté de rejoindre la liste d'Urgence Ecologie parce qu'on est vraiment resté sur le fond et c'est d'ailleurs pour ça qu'on a fait un si faible score: si on voulait politiquement attirer le chaland électoral, il fallait lui raconter un peu des fadaises. On n'a pris absolument aucun gant, on n'a pas du tout cherché à séduire et de toute façon, on a eu très peu accès aux gens.
En 2019, durant la période de janvier à mai, les journalistes en France n'arrivaient pas à passer les articles sur ce sujet de l'écologie. De ce fait, je ne suis jamais aussi peu passé dans les médias que lorsque j'étais candidat, car je passais d'expert à «homme politique»: ce n'était plus la même image. Enfin, la règle pendant les 13 jours de campagne des élections européennes veut que votre temps de parole dans les médias soit directement corrélé à la représentativité de votre liste. Comme j'avais deux députés, j'avais droit à treize minutes, ce qui est ridicule.
Je pense que les gens qui ont voté pour cette liste, ont en réalité voté pour l'expression «Urgence écologie» plutôt que pour un programme...
Dire que j'ai fait la politique n'est donc pas tout à fait juste : j'ai continué à avoir exactement le même discours que celui que j'avais en étant engagé dans la société civile, ce qui est très différent.
La politique et l'écologie peuvent-elles vraiment aller de pair? J'ai lu votre Manifeste contre la puissance publique (co-écrit avec Johann Chapoutot) paru en 2022, qui sonne un peu comme un aveu de défaite...
C'est vrai que si on regarde l'état de la planète envers le climat, c'est totalement effrayant.
L'enjeu du dérèglement climatique, c'est la réduction et la péjoration de l'habitabilité de la planète.
Je n'ai rien contre la politique et je suis démocrate jusqu'au bout des doigts. Mais en politique, vous êtes là pour souder des gens autour de vous, et ces gens ne pensent pas tous la même chose. Il ne s'agit pas du tout d'une attitude scientifique: vous pouvez vous appuyer sur certaines données scientifiques, mais vous n'êtes pas là pour ça. Ce n'est pas le même rôle que celui de lanceur d'alerte que j'ai pu exercer.
Mais on a besoin de la politique en matière d'environnement, notamment en matière d'écologie, et ce qui est très important ce sont les ordres de grandeur. Or seules la politique et la loi permettent de changer les ordres de grandeur. Le Shift Project avait dit: «Un individu par sa vertu personnelle, va pouvoir changer 25% de son impact, au-delà il va buter sur des structures, des infrastructures... et il est impuissant.»
Le seul levier, c'est de changer des règles qui vont s'appliquer au grand nombre. Et là, vous pourrez changer les émissions et changer les matières, l'empreinte écologique, etc.
La politique est une chose absolument nécessaire, mais c'est un jeu humain avec toute sa complexité, c'est une espèce d'art.
Mais j'aimerais bien revenir à la question de savoir ce qu'est l'enjeu écologique aujourd'hui.
Justement, je viens de voir que vous aviez cosigné une tribune concernant le projet de défenseur de l'environnement. Et en 2018, vous aviez émis l'idée d'un mouvement citoyen indispensable à tout changement dans la société. Cinq ans après et une convention citoyenne balayée d'un revers de la main, ce projet peut-il contribuer à faire bouger les lignes, comme on dit?
Entendons-nous bien: si j'ai signé cette tribune c'est parce que, dans la situation actuelle, c'est un petit pas en avant. Ce statut ne fera pas mieux que ce que la loi lui permet aujourd'hui, or le droit de l'environnement est en fait très peu appliqué. Il y a de moins en moins de procès d'associations et les juges ne connaissent pas forcément très bien ces sujets. On a donc déjà un problème avec la mise en œuvre de notre appareil législatif tel qu'il existe aujourd'hui. C'est dans ce sens-là que j'ai appuyé cette tribune: on a des textes, on a des ressorts qui étaient, qui ne sont pas appliqués, des leviers qu'on n'utilise pas. Mais il faut être clair aussi avec notre appareil législatif qui est hérité de la modernité, plus récemment des 30 glorieuses, et qui est inadapté à la donne écologique d'aujourd'hui.
Pour en revenir au texte avec Johann Chapoutot (Manifeste contre l'impuissance publique), on a quand même des pouvoirs publics qui n'ont rien fait. Les émissions mondiales continuent à augmenter, en France aussi. J'ai les chiffres du premier semestre de 2022: l'engagement français pour l'année 2022 était de réduire les émissions de CO2 de 4.7 points. On les a réduites de 0.6 points au premier semestre. Mais évidemment, on ne les a pas réduites de 4.1 points au second semestre!
Donc la France n'observe pas ses propres engagements. Et pour la Suisse, ce ne doit pas être beaucoup mieux. On a des textes qu'on n'applique pas totalement et qui ne sont pas proportionnés à la situation. En Suisse par exemple, on a des plans climat qui donnent pour objectif moins 60% des émissions en y intégrant les émissions diffuses, celles que les citoyens produisent directement. Or les pouvoirs publics – ceux du canton de Genève, de la Ville de Lausanne – n'en ont pas les moyens.
Pour vraiment chambouler la société, il faudrait en avoir les moyens et ces gens-là ne sont absolument pas prêts. On est dans cette espèce de situation très affolante et très ambivalente, parce qu'on ne peut pas dire qu'on fasse rien, mais on fait moins que ce que la loi nous demande et qui est déjà en dessous de ce qu'il faudrait faire, face à une situation qui ne cesse de se dégrader.
À ce sujet, vous avez un petit peu évoqué la Suisse. Comment expliquez-vous la nomination du nouveau ministre de l'Ecologie, qui a fait frémir les Verts? Car on parle d'Albert Rösti, un lobbyiste du pétrole!
Oui, c'est le patron du DETEC (Département fédéral de l'environnement, des transports, de l'énergie et de la communication. Effectivement, c'est un climatosceptique déclaré, il appartient à un parti qui a tout fait pour que la loi CO2 ne passe pas. Là, ils veulent lancer un référendum contre le contre-projet du Conseil fédéral sur l'initiative des glaciers. Voilà donc un parti qui veut qu'on ne fasse rien en matière de climat et de biodiversité.
Pour la Confédération helvétique, ce genre de nomination est quelque chose d'insupportable et d'intolérable. Au Parlement – je ne citerais pas ma source – il y a un climatoscepticisme et on ne prend pas les sujets écologiques au sérieux. On les prend plus au sérieux en Allemagne à mon avis. La Cour constitutionnelle avait intimé au gouvernement de Merkel de rehausser l'objectif de baisse des émissions à l'horizon 2030, au-delà de ce que le Parlement européen avait voté. En Suisse, on a des juges qui condamnent tous les activistes qui ne font que défendre leur peau. Et on met un criminel du pétrole à la tête du DETEC.
Je comprends qu'il y a une difficulté à changer, que ce soit complexe et hyper difficile. Mais on n'a aucune chance de conduire même une forme plus molle de changement, si on continue à cautionner le mensonge. Qu'est devenue une démocratie quand elle est capable de ça? L'idéal démocratique est né avec les sciences, avec la physique moderne qui nous a amenés avec un héritage religieux, chrétien, à penser l'égalité, à penser le fait qu'on devait réduire les inégalités et partager la richesse, à autoriser les organisations syndicales, les manifestations, c'est le fruit de la philosophie des Lumières, et l'amorce de la physique moderne à la fin du XVIᵉ et le début du XVIIᵉ siècle.
Qu'on en soit là aujourd'hui m'est difficilement compréhensible et surtout extrêmement dangereux. A un moment donné, on s'en rendra compte. Les gros problèmes, on les aura déjà dans cette décennie et je ne vous dis pas ce qu'il en sera dans moins de 20 ans.
Si je regarde l'enjeu du dérèglement climatique, c'est d'un côté la péjoration de l'habitabilité de la terre et de l'autre, sa réduction physique. La péjoration, les gens l'ont comprise: les événements extrêmes, les saisons pourries, etc. En revanche, ils n'ont pas compris la réduction physique.
(Re)lire notre interview de Jean-Marc Jancovici: «Le Covid a été une sorte de répétition générale»
Je vais vous donner deux arguments très simples que tout le monde peut comprendre.
Si vous regardez la distribution sur terre de la population humaine, vous avez des zones tempérées avec des températures moyennes entre dix et vingt degrés, puis les zones tropicales entre 21 et 30: ce n'est pas du tout dans les zones tempérées que vous avez plus de monde, c'est dans les zones tropicales.
Si vous regardez la distribution de la population humaine en 1800 et aujourd'hui c'est pareil: les masses sont réparties de la même manière.
Quand vous arrivez à 28 degrés en moyenne, l'habitabilité de la terre commence vraiment à chuter. Et puis 29, 30 degrés, il n'y a plus de vie humaine. Or tout va se décaler vers les hautes températures. On est déjà monté de 1,2 degré à l'échelle de la Terre et on va arrive à + 2 degrés à la décennie 2040.
Donc beaucoup de zones très peuplées vont devenir inhabitables. Et ce ne sera nullement compensé parce que les zones qu'on va gagner sont moins grandes, beaucoup moins grandes en surface, et surtout sont beaucoup moins habitables. Cela signifie des déplacements massifs de population. Donc si vous êtes UDC et un fanatique de l'immigration, et que vous dites «je ne fais rien pour ça», non seulement vous êtes un menteur, mais vous êtes un crétin patenté.
Et ce n'est pas le pire: à cela s'ajoute la chaleur humide. Pendant la guerre du Vietnam, on ne comprenait pas pourquoi il y avait autant de jeunes soldats américains qui mouraient sans même aller au combat. Nous les mammifères, nous régulons la température de notre corps par l'évaporation de la transpiration qui crée du frais. Si vous prenez en plein désert une gourde chaude et que vous l'entourez d'un chiffon mouillé, l'évaporation de celui-ci va rafraîchir la gourde. On est comme des gourdes, on se rafraîchit comme ça. Quand vous avez un taux d'humidité qui commence à arriver à 70%, la marge que vous avez n'est plus que 30%. Or, si vous êtes au Golfe Persique pendant l'été, souvent vous avez un air saturé, humide et à 100%.
«Les 5000 à 6000 ouvriers morts au Qatar étaient liés à la chaleur humide»
Si je m'appuie sur le heat index, c'est-à-dire l'index de chaleur humide, je peux établir que 70% d'humidité et 30 degrés et 30 degrés, ça donne 41 degrés de chaleur humide. Et c'est le seuil à partir duquel la mortalité devient possible. Au-delà, vous avez ce qui s'est passé avec les ouvriers de la Coupe du monde au Qatar: les 5000 à 6000 morts étaient liés à la chaleur humide.
Dans le chapitre douze du sixième rapport du GIEC (qui ne produit pas d'informations mais synthétise et évalue des connaissances produites), on nous explique qu'avec un scénario d'augmentation de la température de 2.6 degrés entre 2041 et 2060, vous avez du nord de la Méditerranée, de l'Afrique centrale jusqu'à l'Australie entre 40 et 250 jours de chaleur humide selon les aires géographiques.
Dans les zones les plus peuplées, on dépasse les 100 jours de chaleur humide. Vous pouvez bien vivre quand il y a deux mois de chaleur humide avec un apport d'énergie énorme. Mais si c'est 100 jours, soit plus de 3 mois, ce n'est plus possible. On ne peut plus cultiver, on ne peut plus rien faire, on ne peut plus vivre. Vous voyez ce que ça signifie? Vous imaginez en termes de migrations? Et tout cela bien avant la fin du siècle...et évidemment, cela est amené à empirer.
En vous écoutant, je me demande si ce n'est pas une forme de crispation d'un monde qui est en train de mourir.
Je vous donne totalement raison. C'est exactement ça. C'est la crispation de l'Ancien monde qui veut nous faire crever (après, il ne faut pas s'étonner qu'il y ait des jeunes dans la rue... ) et ça n'a absolument aucun autre sens.
Sortons maintenant du champ politique pour nous focaliser sur les moyens d'action.
Le collectif Extinction Rebellion, connu jusqu'ici pour ses coups d'éclat médiatiques, a annoncé récemment qu'il mènerait désormais des actions moins radicales, plus pondérées, peut-être pour toucher un plus large public... Est-ce une bonne chose ou faudrait-il au contraire taper plus fort, selon vous?
Taper plus fort n'a de sens que si les gens sont très nombreux. Or là, c'est une toute petite minorité et manifestement elle n'arrive pas à bouger la société. Personnellement, je trouve ces modes d'action, dans les musées par exemple, débiles. Même s'ils ont fait attention à ne pas abîmer les œuvres. C'est contre-productif car, comme le dit le proverbe chinois, «Quand le sage montre la lune du doigt, l'idiot regarde le doigt». Tout le monde s'est focalisé sur la sauce tomate sur l'oeuvre, mais pas sur l'objet général. Je ne leur donne pas tort, mais je ne pense pas que ça fasse bouger d'un iota. Surtout quand on s'attaque aux Tournesols de Van Gogh dont l'empreinte écologique est nulle!
S'ils se radicalisent davantage, ça veut dire devenir violent et c'est contradictoire avec les jeunes de l'écologie. Donc ils n'ont qu'une solution, c'est d'opter pour une action plus douce qui pourrait susciter un intérêt plus fort et rameuter plus de gens, et je les comprends très bien.
Ceci étant, quand on va rentrer dans le dur d'ici 20 ans, même si ça commence maintenant, je ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas d'actes désespérés dans les cinq prochaines années.
De quel type, selon vous?
Je n'en sais rien, et je ne suis pas pour. Mais si on continue à ne rien faire, avec un diagnostic qui lui devient de plus en plus précis, de plus en plus lourd et des dégradations autour de nous qui se font de plus en plus sentir, je ne pense pas que ce soit tenable très longtemps.
Vous avez été membre de plusieurs institutions et conseils d'entreprises dédiés à l'environnement et au développement durable...
...et je continue de le faire.
Cette expérience vous a fait-elle comprendre comment agir sur les rouages du système économique? Ce que vous avez réalisé a-t-il été suivi d'actions concrètes et surtout mesurables?
Dans les années 90, j'ai fait partie du conseil de l'environnement d'EDF et on les a vraiment amenés à changer, notamment sur la question du principe de précaution. Quand on a fait passer le principe de précaution dans la charte, un industriel comme EDF était favorable. C'est déjà pas mal.
A la même période, j'ai aussi fait des expertises pour l'Association pour le management (APM) en France, je leur parlais déjà d'économie de fonctionnalité, et ça semblait leur passer au-dessus la tête. Je ne suis pas sûr que ça ait servi à quoi que ce soit.
Les entreprises peuvent essayer de faire de l'écoconception, produire des biens sans trop inciter à la consommation, mais on ne peut pas tout leur demander. Le problème vient de la structuration de la société et des marchés. Et si les politiques ne veulent pas réguler ce marché, les entreprises ne vont pas se suicider! Et là, on est arrivé à un point de gravité tel que seule une refonte de nos systèmes permettrait de commencer à réduire la destructivité du système en lui-même.
En plus du climat, il y a le bilan sur la biodiversité qui est affolant: sur les ressources notamment minérales dans la voiture électrique, on aura bouffé 90% des réserves officielles de cuivre d'ici à 2050. On est vraiment dans une impasse sur chacun des fronts environnementaux.
En 2018, vous parliez d'un projet d'impôt sur la fortune qui serait reversé à la transition écologique. Mais quand on voit les profits faramineux de Total ou de L'Oréal cette année, on voit bien que c'est absolument impossible à mettre en place!
Non c'est même carrément l'inverse. Il faudrait des politiques publiques qui aient pris conscience de la situation qui sonnent le tocsin et qui disent «voilà, on a 10, 20 ans pour réfléchir à un nouveau modèle de société.» Ce sont des réformes énormes, et ce n'est pas avec une loi CO2 qu'on va changer les choses.
L'opinion est de plus en plus consciente qu'un changement profond de nos modes de vie est nécessaire, vitale même, et accepte de plus en plus l'idée de sobriété. Néanmoins, elle a quand même du mal à passer à l'action et on trouve d'ailleurs des chiffres assez contradictoires entre la prise de conscience et le fait de mettre en place ces changements-là dans son quotidien. Comment fait-on pour rendre la sobriété attractive?
Alors ça c'est un autre problème. Parler de sobriété alors que partout, il y a des idiots d'influenceurs sur YouTube, TikTok... etc. Ce n'est pas possible. Je dirais qu'il y a deux gros enjeux dans notre société qui font que l'on n'arrive pas à bouger.
Le premier, c'est le système de l'information qui a beaucoup changé en 30 ou 40 ans. Il y a énormément de canaux d'information. Et puis vous avez les réseaux sociaux. Selon une étude de l'Institut Jean-Jaurès, 25% des jeunes en France s'informent sur TikTok et 16% sont platistes. J'avais fait un sondage auprès de mes étudiants, la plupart s'informaient également par ces biais, pas du tout sur les grands canaux d'information classiques. Selon une étude réalisée avec les Presses Universitaires de France (PUF) en septembre 2015, 63% des jeunes qu'on avait interrogés n'avaient jamais entendu parler de la COP 21 en France.
Ce n'est pas étonnant que Twitter ait été racheté par Elon Musk, et que les comptes climatosceptiques ont explosé. Et son copain est Peter Thiel qui remet en question la démocratie et construit une île artificielle pour les hyper-riches.
Ce système de l'information que les politiques, par stupidité, ont laissé se développer est totalement contradictoire avec la démocratie: celle-ci ne marche que si on est au moins d'accord sur l'essentiel des faits, la partie la plus fiable des connaissances scientifiques. Par exemple, l'OGM n'est pas scientifique, c'est un objet marchand qui est fabriqué avec des connaissances scientifiques, mais pour faire du fric.
Imaginez, on est en printemps 68 à Prague et les chars russes pénètrent la ville. À l'époque, les communistes, des socialistes et communistes, les centristes étaient d'accord pour dire que les chars sont rentrés à Prague. Aujourd'hui, on vous dirait «les chars ne sont pas venus », «non ce ne sont pas des chars», etc.
Après l'élection de Lula, lorsque les bolsonaristes sont allés saccager les édifices officiels de Brasilia, j'ai vu un reportage où l'on voyait certains s'adresser aux Martiens avec leur smartphone pour leur demander de rétablir Bolsonaro, et dans son gouvernement vous aviez deux ministres platistes!
Une démocratie qui laisse filer les inégalités, qui ne dispose pas d'un accès normal et vérifié à l'information est une démocratie qui ne marche plus. Arriver à changer dans ces conditions-là va devenir difficile.
Oui, d'autant plus qu'on demande énormément d'efforts à tous et on a l'impression que pour les catégories les plus pauvres, c'est la double peine. Ils ont une toute petite marge de manœuvre et on sait bien que ce sont les plus riches qui peuvent agir sur leur mode de vie, puisque ce sont eux qui consomment le plus!
Oui vous avez raison, mais il faut bien regarder les chiffres dans le sixième rapport du GIEC: les 10% les plus riches sur Terre émettent entre 37 et 45% des émissions, et les 50% les plus pauvres émettent entre 12 et 15%. Et toujours 90% de l'énergie fossile comme énergie primaire.
Mais attention, dans ces 800 millions il y a aussi les moins riches d'ici. Donc effectivement, ce sont les plus riches qui peuvent faire le plus d'efforts, mais même ceux qui vivent modestement ici par rapport au reste de la planète, ne sont pas si modestes que ça.
Maintenant évidemment, si vous n'avez pas de quoi acheter votre essence pour aller au boulot – et ça, c'est plus pour la France que pour la Suisse qui a un réseau de transports en commun différent – on ne peut pas non plus demander l'impossible aux gens. Sans une véritable aide publique, sans une réorganisation de la société, c'est très difficile.
Et puis comment vous allez demander aux gens d'être sobre si vous continuez à permettre aux PDG de prendre leur avion pour sillonner la planète? Ça n'a pas de sens. Compte tenu des inégalités et des défauts de l'information, on ne peut rien faire.
On a l'impression que l'opinion est un peu désensibilisée aussi. A force d'avoir entendu des discours ultra-scientifiques de sciences dures, vous qui êtes philosophe, pensez-vous que les sciences humaines et sociales peuvent aider à imaginer, contribuer à un nouveau récit, pour éveiller ou réveiller le public?
Oui, tout le monde est en quête de ce nouveau récit.
Je suis commissaire pour une exposition qui va avoir lieu à la Fondation EDF rue Récamier à Paris, sur la sobriété. Et on essaie justement non pas de rendre la sobriété désirable (qui n'est pas l'ascèse, mais le fait d'accepter de limiter son confort à partir du moment où il entame les limites de la planète).
Aujourd'hui on est dans l'hubris, la démesure. Nous sommes sortis de sociétés dont on peut dire qu'elles étaient dans une espèce d'ascèse sociale, c'était la misère, la fameuse vallée des larmes.
Il faut qu'on arrive à trouver une société où on ne sera plus dans l'ascèse, on ne sera plus dans l'hubris, la démesure, mais on sera dans la sobriété, dans la mesure. Et cette mesure implique des objets sophistiqués mutualisés, des revenus en termes d'accès aux ressources naturelles, qui soient assez, très resserrés les uns par rapport aux autres... il n'y a que ce profil de société là qui nous permettrait de nous en sortir. Mais il va faire des perdants. Ne prendre l'avion que très rarement dans sa vie sera forcément vu comme punitif. Au bout du compte, on vivra sans doute beaucoup mieux. Quel que soit le récit, il y aura une part de renonciation.
Oui, mais on est déjà dans la souffrance. On voit bien qu'il y a une grande partie de la population qui souffre de ne pas pouvoir finir le mois comme on dit.
Je pense que les gens y gagneront. On peut mentionner la manière dont l'UDC a essayé d'intoxiquer les Suisses avec la loi CO2 en leur disant qu'ils devraient prendre des douches froides, qu'ils allaient vivre dans la misère.
...un peu comme quand Emmanuel Macron a évoqué le mode de vie amish?
Oui, c'est le même genre d'individu. Quand je regarde la manière dont les Verts ont fait leur campagne en novembre 2016, ils voulaient introduire dans la Constitution suisse le fait qu'en 2050, la population, au prorata de sa démographie, soit à une planète d'empreinte écologique. On a fait croire aux gens qu'avec les techniques, on ferait tout...alors que non!
Dans une société écologisée, le fait que chacun ait une bagnole, c'est fini. Par exemple, le cuivre c'est 20 kilos dans une voiture thermique, 40 dans une hybride, 88 dans une électrique, 280 dans une Tesla et c'est 500 kilos par borne de recharge. Il y a environ 1 milliard de voitures aujourd'hui, donc pour les électrifier avec du cuivre, vous aurez bouffé toute la ressource. Il faut que les voitures individuelles soient mutualisées, qu'on arrête les deux ou trois voitures par couple, et il faut privilégier les transports en commun.
Et puis il y a l'inventivité et l'ingénierie: on a de nouvelles petites usines qui fabriquent des voitures électriques sur le mode des vélos électriques. C'est très léger et ça vous permet d'emmener une famille à 30-40 km/h en pédalant avec un petit moteur électrique. Vous pourrez aller à la campagne, amener vos enfants à l'école, faire vos courses... avec un véhicule qui a une empreinte écologique extrêmement faible.
Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce concept d' «écologie intégrale», que je trouve très intéressant?
Oui, le premier à l'avoir bien diffusé était le pape François dans son Encyclique. Je le définis comme il le faisait lui-même: «la clameur des pauvres et la clameur de la terre, c'est comme le recto et le verso d'une même feuille de papier». C'est-à-dire qu'on ne peut pas séparer la destructivité qu'on a par rapport à un autre milieu vis-à-vis de celle qu'on a pour les plus pauvres au sein même de l'humanité. Et donc effectivement, les inégalités sociales, ce sont les inégalités environnementales.
L'essentiel de nos revenus porte sur les dépenses récurrentes, et il n'y a pas de raison que quelqu'un ait un droit de détruire la planète supérieur à un autre. Et donc la question des inégalités sociales, la question des inégalités environnementales et les droits humains doivent être en continuité avec les droits du vivant.
La meilleure illustration de ça, c'est cette lagune au sud de l'Espagne qui était dans un très mauvais état écologique. L'équivalent du Sénat et de l'Assemblée nationale en France ont voté et la lagune a obtenu le statut de sujet de droit. Les riverains – qui sont notamment des paysans, des pêcheurs – sont devenus les gardiens de la lagune. Ils ont une obligation de veiller à son bon état. Et pour ça, il y a un monitoring scientifique permanent qui permet de savoir si on va vers le mieux ou si on continue à la détruire. L'idée est qu'à des petites échelles, chacun devienne un peu responsable de ses ressources et que l'ensemble des riverains, les pêcheurs et les agriculteurs changent leur mode d'exploitation des ressources de telle sorte qu'il devienne compatible avec l'entretien de la lagune. Vous avez cette espèce de continuité entre le monde, le droit humain et les lois de la nature. C'est ça l'écologie intégrale. Et ça passe par une refonte de nos sociétés.
On va évidemment disposer de moins d'objets et on va garder certains objets sophistiqués, mais en général ce sont des objets mutualisés, comme une salle de soins dans un hôpital ou une voiture qui pourra peut-être aller un peu plus vite et va devenir probablement très rare, mais ce ne sont pas les propriétés d'un individu.
Cette histoire d'écologie intégrale, c'est l'idée de revenir en-dessous de l'empreinte écologique d'une planète. Pour cela, il va falloir réduire les écarts dans la société entre les uns et les autres: vous ne pourrez pas avoir un individu à zéro, un autre à trois planètes et un autre à deux, il faudra 0,2 planète de différence. C'est un profil de société très différent, même si les gens peuvent se distinguer par le patrimoine, par des accès à la culture, des différences...etc. Mais sur la base matérielle, on va devoir se resserrer les uns les autres et les choses de valeur auront plutôt tendance à être partagées.
D'accord, mais ne manque-t-il pas une coopération mondiale sur ce sujet?
En Europe, à l'échelle de la France ou de la Suisse, même si l'on voulait opérer ce changement – encore faut-il qu'on en ait le temps – cela sera-t-il suffisant face à des pays comme les Etats-Unis, la Chine ou l'Inde?
Absolument. Si les poids lourds ne changent pas, et s'il s'agit d'appauvrir l'Europe pour que les autres pays s'enrichissent, effectivement ça n'a pas d'intérêt non plus.
J'avais quelques questions plus personnelles pour terminer cet échange, si vous êtes d'accord. Quelle place tient la spiritualité dans votre vie – puisque vous avez cité le Pape François?
Oui, il est très important pour moi. Dans mon livre Une nouvelle terre, j'ai donné un double sens à la question de la spiritualité, en essayant de faire comprendre qu'elle a deux fonctions sociales: le premier sens de la spiritualité, c'est qu'il n'y a pas de société au sein de laquelle on ne propose pas un certain type de réalisation de soi. Par les sociétés chrétiennes traditionnelles, c'était le salut. Les bouddhistes c'était l'éveil. Pour la Grèce classique, c'est de développer la part des êtres humains, donc la raison spéculative par les sciences, la philosophie, la raison pratique en partie par la vie de la cité. Puis mettre sa sensibilité en forme dans les arts, c'est magnifique. C'était ça la spiritualité grecque classique. Et aujourd'hui, notre spiritualité à nous, c'est le consumérisme. On se réalise par la possession d'un statut et d'objets – les objets donnant la traduction publique du statut.
La deuxième chose est la part ontologique. Il n'y a pas de société au sein de laquelle on ne perçoive pas d'une manière particulière la donnée naturelle. Et vous voyez bien que la nôtre, c'est la révolution scientifique de la fin du 16ᵉ et du début 17ᵉ où la donnée naturelle n'a aucune valeur. Les plantes et les animaux sont des machines, des agrégats de particules inertes, sans sensibilité, sans intériorité... etc. Evidemment, dans ce cadre-là, tout ce qui est nature n'a aucune valeur en soi, n'est objet d'aucun respect. Et puisque l'homme est étranger à la nature, sa réalisation est de s'en arracher et tout ce qui est naturel doit être transformé économiquement. Vous voyez bien que cette ontologie va avec le consumérisme.
Donc je ne peux pas du tout séparer les deux sens du mot spiritualité. Ils bougent ensemble, notamment à la fin du 16ᵉ et 17ᵉ, sur la partie ontologique, puis après les guerres de religion, qui ont permis de s'émanciper de la pesanteur du salut religieux. Puis avec Hobbes, ça n'existe plus: la seule finalité pour la société, c'est l'enrichissement des individus, depuis le 17ᵉ. Et on a vraiment mis ça en œuvre avec les 30 glorieuses et même avant au 19è siècle.
Aujourd'hui, on est dans une bascule de civilisation. On voit que ça bouge maintenant et qu'il y a un chemin spirituel. Il y a des mouvements dans les religions traditionnelles avec le pape François. Le Conseil œcuménique des Églises depuis les années nonante fait aussi des choses intéressantes. L'Islam commence à bouger aussi sur la question écologique. Et puis il y a la résurgence du chamanisme, ça je ne sais pas ce que seront les spiritualités mais dans un monde plus sobre, vous ne pouvez pas garder la spiritualité consumériste. On sera obligé de la changer car on n'y croit plus.
Je constate aujourd'hui dans ma collection Nouvelles terres avec ma copine Sophie (Swaton, ndlr), via des témoignages, que dans nos sociétés, il y a un regain d'intérêt pour l'invisible avec la question, entre autres, de la mort imminente. On voit que ça bouge, que le matérialisme existe toujours, mais aussi que ça résiste très fort.
De quels penseurs, anciens et contemporains vous sentez-vous le plus proche? Quelle est votre famille intellectuelle?
Je m'inscrirais dans un courant de critique du dualisme, on pourrait remonter à Merleau-Ponty sur lequel j'ai travaillé étant jeune – mais je n'ai pas pratiqué la voie phénoménologique, j'ai travaillé autrement. Aujourd'hui, il y a Philippe Descola ou Bruno Latour qui sont dans cette critique de la modernité, cette critique du dualisme. Je m'inscris dans ce courant-là, mais effectivement avec un intérêt aux choses spirituelles qu'ils n'ont pas du tout, et ça me paraît fondamental. C'est ce que j'explique dans mon livre Une nouvelle Terre.
Sans parler de boule de cristal ou de prédictions à la sauce ChatGPT, qu'espérez-vous voir se réaliser dans un avenir proche?
Disons que j'aimerais un sursaut. Mais c'est compliqué: si je prends la France où c'est plus caricatural contrairement encore que la Suisse, on a l'impression d'avoir une société civile inventive, relativement ouverte, qui n'est plus dans ce monde moderne par certains côtés. Et on a un monde politique qui est complètement ossifié et qui tourne à la bêtise, c'est-à-dire qui devient très violent.
On a une société politique ainsi qu'une partie du monde économique relativement bloquées. Il y avait des gens qui ruent dans les brancards, mais encore relativement minoritaires, et pourtant on a une société civile qui me semble plus ouverte que ça. Donc je n'arrive pas à comprendre cet écart entre cette société civile qui bouge peu à peu, et le fait qu'on continue à soutenir des expressions politiques complètement décalées.
La «charte pour un journalisme à hauteur de l'urgence écologique» a été signée par de nombreux médias et journalistes. Il y a aujourd'hui une défiance envers les médias. Vous évoquez la société de l'information et du fait que beaucoup de gens s'informent sur les réseaux sociaux, avec une grande part de subjectivité. Comment faire en sorte que le public reprenne confiance dans les médias? Quelle est leur place?
Par exemple, j'avais donné l'an dernier dans Le Monde quelques recommandations pour habituer les gens au fait qu'une parole doit être créditée. On dit savoir qui parle, quels sont ses intérêts, sa formation... Quand un type arrive et parle des vaccins, on doit s'interroger: «quelle est sa formation?» et habituer les gens à référer un discours aux compétences de la personne. Et les habituer à faire la différence entre ce qui est factuel et ce qui est de l'ordre du désir, des valeurs... etc. Il y a une espèce de pédagogie publique à faire là-dessus.
C'est la première fois que je ne lis pas un article de l'Impertinent jusqu'au bout. Réveillez-vous, vous êtes en train de perdre votre originalité, et donc votre intérêt.
Bravo. Absolument passionant et tout est clairement expliqué, n'en déplaise aux sceptiques.
Le monde est en train de se réveiller (trop lentement à mon goût) et on ne trouve pas dans ces lignes le fanatisme écolo à tout crin, simplement une vision pragmatique de ce que nous devrions faire. Merci Professeur, on en redemande...
Votre plus mauvais article depuis longtemps !