Abdoulaye Penda Ndiaye

juin 166 Min

Des avocats fustigent «le permis d’insulter» de certains juges

Mis à jour : juin 17

Un juge qui avait tenu des propos orduriers lors d’une audience a reçu un blâme du Conseil de la magistrature. Mais, selon plusieurs avocats, les débats dans les salles d’audience sont régulièrement émaillés de comportement inappropriés de la part de quelques magistrats.

© DR

C’était un sujet quasi tabou mais les langues commencent à se délier depuis que le Conseil vaudois de la magistrature, organe de surveillance disciplinaire du pouvoir judiciaire, a sanctionné un juge qui a tenu des propos orduriers envers un père de famille lors d’une audience. Ce juge, désormais à la retraite, a reçu un blâme du Conseil de la magistrature (voir encadré), lequel a récemment communiqué sa décision. «Certains juges ainsi que certains procureurs ont tendance à se prendre pour Dieu le Père. Particulièrement lors des procès qui ne sont pas couverts par la presse. Le Conseil de la magistrature vient de donner un coup de pied dans la fourmilière», salue un jeune avocat vaudois*.

Un cas loin d'être isolé

Plusieurs autres cas de dysfonctionnements ont été rapportés à L’Impertinent. «Depuis de nombreuses années, une présidente de tribunal se signale par sa mauvaise humeur permanente, son arrogance, ses moqueries envers les prévenus, son irrespect envers les avocats et les greffières. Même les représentants du Ministère public n’échappent pas à de tels faits inacceptables. Ce comportement dégradant est indigne de la fonction qu’elle occupe. Son attitude conditionne même les conseils que nous donnons aux clients. Cette magistrate incarne l’arbitraire dans toute sa splendeur», dénonce un avocat qui compte une vingtaine d’années de barreau. «Lors d’une audience, cette présidente a notamment fait un lien direct entre l’abus de l’aide sociale et les origines d’un de mes clients africains. Je lui ai signalé qu’il s’agissait d’un dérapage raciste», poursuit-il.

«Une juge extrêmement désagréable»

«Il y a une magistrate dont le caractère extrêmement désagréable est connu de tous. Elle hurle en pleine audience, tape du poing sur la table pour un oui ou un non, traite les prévenus comme des moins que rien... Elle sème la terreur chez la plupart des avocats stagiaires. Comme une maîtresse d’école avec ses élèves de première enfantine. Cela fait au moins une décennie qu’elle est d’une affreuse discourtoisie», fustige une avocate veveysanne*. «Il y a de cela quelques années, lors d’un procès à Lausanne, un juge a dit au prévenu: «En matière d’intelligence, vous n’êtes pas au rez-de-chaussée mais au sous-sol». C’est quoi le but d’une telle remarque si ce n’est de blesser et d’humilier?» regrette un avocat*.

 

«Le procureur a fini par retirer ses insultes»

 

Des écarts de conduite sont aussi à déplorer parfois du côté du Ministère public. «Un procureur a traité de triple idiot un des mes clients et a dit qu’il ne racontait «que de la merde». Après une vive réaction de ma part, il a fini par revenir sur ses propos et rectifier le tir. Mais tout cela donne au justiciable, parfois poursuivi pour des insultes, l’impression que les magistrats ont le permis d’insulter et n’en ont cure du devoir d’exemplarité», commente une avocate*.

«Récemment, lors d’une audience dans le canton du Valais au cours de laquelle je n’étais malheureusement pas assistée d’un avocat, la présidente ricanait à chaque fois qu’elle écorchait volontairement le nom de mon mari algérien. A la fin, je n’en pouvais plus de cette attitude raciste. J’ai quitté la salle en larmes», dénonce une trentenaire valaisanne.

Membre du barreau neuchâtelois depuis une vingtaine d’années, Me Brigitte Lembwadio garde en souvenir la passivité d’un juge devant une attaque raciste dont elle a été victime. «Lors d’une audience, la partie adverse a déclaré qu’on ne devrait pas permettre à une avocate noire de plaider en Suisse. Le président n’a pipé mot. Je lui ai alors demandé si je devais faire la police de l’audience à sa place», relève la Neuchâteloise. «Le juge s’est davantage offusqué de ma remarque que des propos du client de la partie adverse et a menacé de me dénoncer à l’autorité de surveillance», se désole l’avocate d’origine congolaise.

«Au final, les magistrats qui posent problème sont connus de tous. Mais sans dénonciation, c’est difficile de sanctionner», relève un ancien juge cantonal à la retraite*. «Heureusement, la plupart des juges se signalent par une conduite en harmonie avec l’exercice de leur fonction et nombreux sont ceux qui adoptent un comportement exemplaire», salue une autre avocate*.

*identités connues de la rédaction


L'avis de l'expert


Membre de la commission d’éthique de l’Association suisse des magistrats et ancien président du Tribunal cantonal vaudois, Jean-François Meylan est chargé de cours à la Faculté de droit de l’Université de Lausanne. Il y dispense un enseignement intitulé «Déontologie et éthique des magistrats». Cet expert chevronné actif dans la magistrature depuis une trentaine d’années rappelle que quand il estime qu’un juge a violé des principes déontologiques tels le respect ou l’impartialité, le justiciable dispose d’outils de procédure comme la dénonciation à l’autorité de surveillance disciplinaire ou la requête de récusation. Jean-François Meylan considère que l’appartenance politique d’un juge n’a pas plus d’influence sur un verdict que l’origine sociale, l’éducation ou les affinités culturelles ou associatives. 

Jean-François Meylan © DR

Plusieurs avocats dénoncent une ambiance dictatoriale qu'instaurent certains présidents lors des audiences. Les termes «terreur» et «tyrannie» sont notamment évoqués. Comment réagissez-vous à de telles remarques? 

Le magistrat qui préside une audience a pour mission d’établir les faits et d’en déduire le droit. Pour cela, il doit poser des questions, parfois dérangeantes et mettre, le cas échéant, les parties face à leurs contradictions. C’est lui qui donne la parole ou la retire. C’est lui qui admet ou refuse les offres de preuve. Cela nécessite évidemment de faire preuve d’un minimum d’autorité. Comme dans toute société humaine, il y a des magistrats qui ont plus de tempérament que d’autres. Les termes que vous rapportez, au demeurant quelque peu extrêmes, ne permettent toutefois pas de porter une appréciation. Il faudrait disposer d’exemples concrets de comportements pour savoir si des règles de procédure ou des principes déontologiques ont été violés. Si tel devait être le cas, les avocats dont vous parlez peuvent respectivement saisir l’autorité de recours ou dénoncer ces situations à l’autorité de surveillance. 

  

Quelles sont les qualités requises de la part d’un président pour une bonne police de l'audience? 

Il ne faut pas confondre la sérénité des débats et la police de l’audience. La police de l’audience est régie dans le canton de Vaud par les art. 57 et 58 de la Loi d’organisation judiciaire du 12 décembre 1979 (LOJV) qui prévoient que les magistrats judiciaires disposent au besoin de la force publique pour assurer la sécurité des personnes qui participent à une audience et pour faire respecter l’ordre. Ils peuvent également infliger une amende de cinq mille francs au plus à un fauteur de trouble. Des mesures de ce genre sont toutefois extrêmement rares. 

La sérénité des débats a pour objet un déroulement harmonieux de l’audience. Pour y parvenir, le magistrat doit d’abord bien connaître son dossier. Cela permet de ne pas être surpris par une prise de position ou une requête incidente, de poser des questions pertinentes, et surtout cela donne confiance aux parties, ce qui est essentiel dans l’administration de la justice. Ensuite, il faut maintenir une égalité de traitement entre les parties, notamment leur permettre de répondre à un argument de la partie adverse. Enfin, il faut prendre le temps d’écouter les parties, tout en cadrant le débat et en maintenant l’horaire. Ce n’est pas toujours facile. 

Lorsque le ton monte, le juge dispose d’un outil de procédure: il peut suspendre quelques minutes les débats afin que chacun se calme. C’est en général assez efficace. 

Cela étant, le métier de magistrat exige naturellement de disposer d’un certain capital de patience. 

 

L'appartenance politique d'un juge peut-elle avoir une influence sur un verdict? 

Il faut d’abord rappeler que dans le canton de Vaud, parmi les magistrats du siège, seuls les juges du Tribunal cantonal sont élus sur une base politique. Tel n’est pas le cas des magistrats de première instance qui sont eux nommés par le Tribunal cantonal sans égard à une éventuelle appartenance politique. 

Le Tribunal fédéral s’est penché à plusieurs reprises sur cette question. Il a considéré que le système de l’appartenance politique reposait sur le postulat qu’une fois élus, les magistrats sont présumés capables de prendre le recul nécessaire par rapport à leur parti politique et de se prononcer objectivement sur le litige qui divise les parties. Seules des circonstances exceptionnelles peuvent donner à penser que le juge pourrait subir une influence de la formation politique à laquelle il appartient, au point de ne plus apparaître comme impartial dans le traitement d’une cause particulière (TF, 1B_460/2012, SJ 2013 I 438). 

Ainsi, en réalité, l’appartenance politique d’un juge n’a pas plus d’influence que d’autres facteurs qui contribuent à forger une personnalité comme l’origine sociale, le parcours de vie, l’éducation ou les affinités culturelles ou associatives. 

             

Quelles sont les possibilités qui s'offrent à un justiciable heurté par des propos insultants ou attentatoires à l'honneur de la part d'un magistrat? 

 

Des propos insultants ou attentatoires à l’honneur relèvent du Code pénal et j’écarte cette hypothèse. Je pars donc de l’idée que vous avez voulu évoquer des situations dans lesquelles un justiciable a eu le sentiment d’être maltraité. Les magistrats doivent observer divers principes déontologiques comme l’impartialité, l’égalité des parties, ainsi que la dignité et la maîtrise de soi dont découle le respect des parties. Si ces principes sont violés, le justiciable dispose d’outils de procédure comme la requête de récusation à l’autorité supérieure ou la dénonciation à l’autorité de surveillance disciplinaire, le Conseil de la magistrature depuis le 1er janvier 2023. 


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